5.000 euros pour le dommage moral produit par des mauvais traitements policiers lors d’une manifestation illégale, et la reconnaissance de la violation de la Convention européenne des droits de l’homme : c’est ce que la Cour européenne des droits de l’homme vient d’accorder à une femme qui avait été malmenée par les forces de l’ordre lors d’un rassemblement le 16 mars 2004. Plusieurs motifs sont invoqués : le devoir pour les Etats parties à la Convention de respecter la liberté d’expression et le droit de rassemblement des citoyens, le fait qu’une nombreuse présence policière est de soi de nature à préserver l’ordre public dans ce cas, et même le devoir de l’Etat d’assurer positivement la possibilité pour les citoyens de manifester ainsi leur opinion.
Autant de considérations que Manuel Valls pourrait très utilement méditer par les temps qui courent, où les gardes à vues, les contrôles d’identité abusifs ou abusivement mises en œuvre et autres vexations et interdits tombent quotidiennement ceux qui expriment leur désaccord avec la loi Taubira.
Mais – au moment même où la grande presse apporte son évident soutien aux manifestations turques contre le pouvoir « islamo-conservateur », comme ils disent, et découvre à Istanbul des matraques qu’il perçoit à peine à Paris – il se trouve que cet arrêt de la CEDH vise la Turquie. Pour la France, il faudra attendre.
La requérante est une ressortissante turque, Güllü Özalp Ulusoy, qui avait participé sur la place Beyazıt à Istanbul à une manifestation de mouvements d’extrême gauche venue commémorer des « assassinats perpétrés en Syrie, commémorer les victimes du massacre d’ Halabja commis en 1988 et les victimes de l’explosion du 16 mars 1978 ». De nombreux étudiants y participaient. Scénario classique : les forces de l’ordre indiquent que la manifestation est illégale, somment les participants de partir (non sans les avoir copieusement fouillés à l’arrivée, ce qui indique selon la Cour que les autorités étaient parfaitement averties et bien préparées à maintenir l’ordre s’il le fallait), annoncent l’usage de la force, puis chargent.
C’est un scénario que les juges européens n’ont pas apprécié.
D’autant que Mme Ulusoy a fait une fausse couche 10 jours après avoir été frappée et piétinée par la police, ainsi qu’elle l’affirme.
La Cour a donc examiné les « traitements inhumains ou dégradants » allégués, assurant que l’enquête judiciaire turque avait été insuffisante à cet égard, et aussi le respect de l’article 11 de la Convention :
1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
En l’espèce, la Cour déduit du contexte le fait que la manifestation avait bien été notifiée aux pouvoirs publics et ajoute :
« Il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de tout contenu (Disk et Kesk c. Turquie). »
Savourons aussi la suite :
77. En l’espèce, il ressort des documents produits par les parties que les manifestants, qui s’étaient réunis pour attirer l’attention du public sur une question d’actualité – à savoir la commémoration de l’explosion du 16 mars 1978 qui a tué sept étudiants devant la faculté de pharmacie d’Istanbul et de l’utilisation d’armes chimiques à Halabja le 16 mars 1988 –, ne menaçaient nullement l’ordre public mais risquaient tout au plus de perturber la circulation. A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles, situation qui ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012). Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du gouvernement défendeur selon lequel l’ingérence litigieuse visait à garantir la circulation dans une artère principale très fréquentée. Elle relève en particulier que les autorités nationales se sont empressées de mettre fin à la manifestation en plaçant en garde à vue ceux qui y participaient ou en les rouant de coups, pratique dont la requérante a été victime (voir Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 41, CEDH 2006‑XIII, et, a contrario, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 42, 7 octobre 2008).
78. En conséquence, la Cour estime qu’en intervenant brutalement contre les manifestants au nombre desquels figurait la requérante, la police a eu recours à une force disproportionnée et qu’elle a empêché le déroulement d’une manifestation au cours de laquelle une déclaration à l’intention de presse devait être prononcée. Elle considère que pareille intervention n’était pas nécessaire à la défense de l’ordre public, au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention.
79. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.
P.S. S’agit -il de cette Güllü Özalp Ulusoy, actrice et cinéaste ? Je n’ai pas réussi à vérifier…
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