Affaire Gross c. Suisse
Après une salve d’affaires où la Cour européenne des droits de l’homme a refusé de juger en faveur d’un droit au suicide dans les pays membres du Conseil de l’Europe, la CEDH vient de rendre une décision où elle fait un pas en direction de la libéralisation du suicide assisté. Elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au respect de la vie privée et familiale) du fait qu’une ressortissante suisse aujourd’hui âgée de plus de 82 ans n’a pas eu accès, du fait de la formulation de la loi, à des informations assez claires sur les cas où la Suisse autorise le suicide assisté.
Ladite Alda Gross, née en 1931, ne souffre d’aucune pathologie clinique, c’est juste l’âge qui l’atteint et le déclin de ses forces physiques et mentales. Elle trouve sa vie de plus en plus monotone. Elle ne peut plus faire de longues marches et voit ses facultés mentales décliner. Cela fait depuis 2005 qu’elle cherche à obtenir des médicaments permettant de mettre fin à ses jours (juste parce qu’elle vieillit) : le refus des médecins qu’elle a consultés de lui prescrire une dose mortelle de pentobartibal sodique l’a conduite à se tourner vers la direction de la santé du canton de Zurich, qui en 2009 rejeta sa demande. Refus confirmé par les tribunaux.
Il était motivé par le fait que ne souffrant d’aucune pathologie, les médecins craignaient d’être poursuivis pour cette prescription permise lorsque le demandeur est très malade, à quoi s’ajoute le fait que la déontologie professionnelle le leur interdit. La Cour suprême fédérale devait, le 12 avril 2010, préciser que l’Etat n’est pas tenu de garantir à un individu l’accès à une dose mortelle de médicament. L’affaire Haas c. Suisse était alors pendante devant la CEDH, qui devait confirmer cette affirmation.
La CEDH ne modifie pas ce point précis de sa jurisprudence mais n’exclut nullement que l’on puisse prescrire un poison à une personne en bonne santé pour qu’elle puisse mettre fin à ses jours.
Elle a considéré, selon le communiqué de presse de la CEDH, « que le souhait de Mme Gross d’obtenir une dose mortelle de médicament afin de mettre fin à ses jours relève du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. Dans l’affaire Haas c. Suisse, elle a déjà reconnu que le droit d’un individu de choisir quand et comment mourir, à condition que celui-ci soit en état de prendre sa décision librement et d’agir en conséquence, constituait l’un des aspects du droit au respect de la vie privée ».
La Cour réitère ensuite que l’objet essentiel de cet article 8 est de protéger les individus par rapport à l’interférence arbitraire des autorités publiques, qui ne se justifie que par rapport à la loi et à ce qui « est nécessaire dans une société démocratique ».
Observant que le code pénal suisse ne réprime l’incitation et l’assistance au suicide que lorsqu’elles sont faites pour des « motifs égoïstes », et que le médecin peut prescrire un poison mortel dès lors qu’il a discuté avec son patient d’autres moyens de lui venir en aide et que celui-ci agit librement et de manière réfléchie. La CEDH reproche à la législation suisse de ne pas préciser si cette prescription ne peut se faire qu’en phase terminale de maladie. Le communiqué de presse précise :
La Cour considère que cette absence de directives claires posées par la loi est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les médecins, qui pourraient sinon être enclins à fournir à une personne dans la situation de Mme Gross l’ordonnance demandée. C’est ce que confirme le fait que les médecins consultés par elle ont rejeté sa demande parce qu’ils redoutaient d’être entraînés dans des procédures judiciaires longues ou de s’exposer à des conséquences négatives sur le plan professionnel.
Cette incertitude quant à l’issue de sa demande dans une situation concernant un aspect particulièrement important de sa vie a dû causer à Mme Gross une angoisse considérable. Cela ne se serait pas produit s’il y avait eu des directives claires et approuvées par l’État définissant les circonstances dans lesquelles les médecins sont autorisés à délivrer une ordonnance lorsqu’une personne a pris librement la décision grave de mettre fin à ses jours sans qu’elle soit proche de la mort à cause d’une maladie donnée.
Ces considérations suffisent à la Cour pour conclure que la législation suisse, tout en offrant la possibilité d’obtenir une dose létale de médicament sur ordonnance médicale, ne fournit pas des directives suffisantes définissant avec clarté l’ampleur de ce droit. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de ce chef.
On notera que l’arrêt de chambre rapporte ce que le gouvernement suisse a fait valoir pour sa défense : le fait que Mme Gross n’a pas beaucoup insisté pour avoir sa dose de pentobarbital, se bornant à deux entretiens d’une heure et demie avec son médecin, puis à trois tentatives chez d’autres médecins : ainsi elle n’aurait pas « démontré » qu’il lui avait été impossible d’avoir accès à la prescription demandée. Cela laisse songeur.
Le gouvernement suisse notait aussi qu’il y a de multiples façons d’attenter à sa propre vie, et que donc le refus de prescription ne portait pas atteinte au droit de Mme Gross, en tant que personne en bonne santé, de mettre fin à ses jours.
Mais la Cour a tenu à aller plus loin en jugeant qu’il faut établir clairement quand le suicide assisté doit être en quelque sorte assisté par la loi et le corps médical, étant entendu qu’il n’y a pas de limite a priori :
La Cour reconnaît qu’il peut y avoir des difficultés à trouver le nécessaire consensus politique sur des questions aussi controversées qui ont un impact éthique et moral profond. Cependant ces difficultés sont inhérentes à n’importe quel processus démocratiques et ne peuvent absoudre l’abstention des autorités de remplir leur tâche en la matière.
Au nom du « principe de subsidiarité », la Cour réitère cependant qu’il appartient à l’Etat de décider dans quelles conditions générales un individu doit pouvoir prétendre à la fourniture de son poison final.
On peut dire, quoi qu’il en soit, que toute cette affaire a pour le moins rompu la monotonie de la vie de Mme Gross.
Et se poser aussi la question : les médecins qui ont constaté ses idées suicidaires lui ont-ils apporté l’aide dont elle a sans doute beaucoup plus besoin que d’un cachet de départ ?
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