Lundi 22 octobre 2012.
« Je voudrais, mesdames et messieurs, que ces quelques paroles soient… ce serait prétentieux de dire : une nourriture pour vous – mais enfin, je voudrais qu’elles ne soient pas uniquement des mots.
Je conclurai sur une petite histoire – que j’ai dite ailleurs, mais que je n’ai pas dite ici – une histoire vraie. Si vous voyagez dans le département de la Drôme, près de chez moi, vous verrez des panneaux publicitaires vous incitant à consommer le « pintadeau de la Drôme ». Je vous dirai de vous méfier un peu… Bon. On donne à ces pintades une nourriture bizarre, parfaitement moulue et spécialement appâtée pour qu’elles mangent sans faim et, passez-moi ce jeu de mots : sans fin. Or, pendant le gros hiver que nous avons eu il y a trois ans – vous vous souvenez, tous les journaux ne parlaient plus que de la neige sur la Provence (*), c’était courtelinesque, on ne pouvait plus bouger ; plus d’électricité, plus de chauffage, plus de routes, une vraie catastrophe (c’est ça la technique : quand elle vient à manquer, on est complètement impuissants!) -, la nourriture des pintades, habituellement acheminée par camions spéciaux, n’arrivait plus. Les pauvres bêtes commençaient à claquer sérieusement du bec. Alors des paysans voisins, qui élevaient encore leurs volailles d’une façon archaïque, avec le blé, l’orge, le maïs de leur récolte, ont proposé à leurs collègues modernisés de les dépanner… Mais le plus beau de l’histoire, c’est que les pintades n’ont pas voulu de ce bon grain, tant elles étaient habituées à manger tout moulu, ces demoiselles, eh oui! elles sont mortes de faim…
Belle image, n’est-ce pas? On devrait inscrire ces pintades, au martyrologe d’un certain progrès – elles sont mortes pour attester les fameux slogans « qu’on n’arrête pas le progrès » et « qu’on ne revient pas en arrière » – oui, c’est tout de même un témoignage! Un témoignage inquiétant pour l’homme qui, intoxiqué par tant d’idées faciles et empoisonnées, perd peu à peu le goût de l’aliment éternel, et risque un jour ou l’autre de mourir de faim devant la seule vraie nourriture. »
(*) Note du Maître-Chat : il s’agissait des chutes de neige des derniers jours de décembre 1970 qui paralysèrent totalement le trafic dans la vallée du Rhône. Lorsque Gustave Thibon a donné cet exemple, c’était au cours d’une conférence qu’il fit le 27 mars 1973 à Waremme, en Belgique.
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Pour tous ceux qui ont eu la chance, ou plus exactement la grâce – la très grande grâce! -, d’approcher Gustave Thibon, de converser avec lui – ne serait-ce que quelques courts instants – , de l’entendre en conférence, il n’est pas difficile en lisant ce paragraphe, d’avoir en même temps dans l’oreille ses intonations, son accent, les nuances discrètement malicieuses que pouvait parfois revêtir son expression rocailleuse ; il n’est pas difficile non plus, à cette lecture, de le « revoir », de revoir ses mimiques, son oeil pétillant, sa gestuelle… etc.
Car c’est un Thibon en quelque sorte vivant que ceux qui l’ont connu peuvent retrouver, et que même ceux qui ne l’ont pas connu peuvent comme rencontrer à travers une lecture dans laquelle je ne puis que vous inviter à vous plonger…
Ce paragraphe, en effet, je l’ai extrait de l’excellent ouvrage intitulé « Les hommes de l’éternel », sous-titré « conférences au grand public (1940 – 1985) établies et présentées par Françoise Chauvin », qui est arrivé dans les librairies au printemps de cette année 2012 (publié chez Mame).
Est-il besoin de le dire?
Après « Aux ailes de la lettre » (2006) et « Parodies et Mirages ou la décadence d’un monde chrétien – Notes inédites » (2011), le texte inédit des vingt conférences que Françoise Chauvin a pu – au terme d’un long et minutieux travail (qu’elle explique dans son avant-propos) – nous restituer dans cet ouvrage, constitue un véritable trésor.
En quatrième de couverture nous trouvons ces quelques phrases qui nous ravissent :
« Gustave Thibon a donné d’innombrables conférences durant près d’un demi-siècle. S’adressant au grand public, il avait ce don de faire partager à tous non pas les mêmes vérités à la même profondeur, mais les mêmes vérités à des étages divers, des « lieux communs » jusqu’à « la porte infranchissable » afin que chacun pût à son niveau en être éclairé et nourri car « l’évidence la plus commune, si elle pénètre le fond de l’âme, se transforme en révélation inépuisable ».
Ses paroles nous donnent le courage de suivre son ultime recommandation : « Je ne veux pas vous amener à penser dans le même sens que moi, mais à penser vous-mêmes, dans votre sens propre ».
En effet, il n’existe pas, il ne peut pas exister de « thibonistes » ou de « thiboniens », alors qu’on peut par ailleurs parler de thomistes, de kantiens, de marxistes ou de maurrassiens…
Parce que Gustave Thibon n’enferme en aucune manière ses lecteurs dans sa propre pensée, et s’il a des « disciples » ceux-ci ne peuvent jamais rester dans l’ornière qu’il a imprimée à la surface du chemin de sagesse qu’il a suivi : l’originalité de Thibon consiste justement dans cette façon unique qu’il a de permettre le développement de l’intelligence, la maturation de la réflexion spirituelle et d’aiguiser le regard intérieur d’un lecteur qu’il propulse – suaviter ac fortiter – dans des sphères qui le révèlent à lui-même.
De même, on ne résume pas la pensée de Thibon : elle est universelle! Aussi n’y a-t-il rien de mieux que de la goûter, de la manière dont les grands connaisseurs goûtent un grand cru ; aussi n’y a-t-il rien de mieux que de la savourer, avec la délicate lenteur des plus fins gourmets.
Françoise Chauvin a mis en exergue de l’ouvrage ces autres lignes de Gustave Thibon d’où elle a tiré le titre donné à l’ouvrage :
« Entre les conservateurs qui barrent l’avenir et les progressistes qui renient le passé, nous devons être avant tout les hommes de l’éternel, les hommes qui renouvellent, par une fidélité éveillée et agissante, toujours remise en question et toujours renaissante, ce qu’il y avait de meilleur dans le passé. »
Faut-il préciser que, en notre Mesnil-Marie, cette publication posthume de Gustave Thibon nous enchante et qu’elle nous procure d’immenses joies spirituelles?
Lully.