De la crise, nous ne savons exactement ni d’où elle provient, ni où elle va. Que la crise soit justement ce qui se dérobe au jugement, voilà un fait. « Ni l’économie, ni la politique, ni la sociologie ne peuvent aujourd’hui présenter un objet qui satisfasse aux conditions de possibilité d’une authentique crise »[1]. Car si crise il y a, nous serions tous dans la crise, participants à la crise, alors que le jugement requiert une distance vis-à-vis de son objet. Les prophètes de notre temps, l’économiste et le politique – gageons qu’ils ont une autre allure que celle des ascètes barbus de l’Ancien Testament – pensent pouvoir juger des tenants et des aboutissants de la crise, alors qu’ils en sont les principaux responsables. Autant dire que ce sont les plus aveugles – ceux qui sont le plus enfoncés dans la crise – qui guident les autres aveugles.
En ces temps de « crise », l’Eglise, par la voix de son Souverain Pontife, rappelle souvent le rôle salvateur de la crise. Enfin la société peut retrouver le sens de la sobriété et abandonner le consumérisme . Il ne s’agit pas de nier les malheurs personnels qui ous ces malheurs ont une fin. Il est bien connu (et bien vécu) que « le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un coeur brisé et broyé. » – Ps 50-19 ;
Cependant, en période de crise, c’est toujours Dieu que l’on accuse en premier, d’Adam, Caïn, Job, Moïse et Pierre aux saints les plus contemporains. Le Dieu de la Bible est « celui qu’on accuse », avant que d’être le Dieu omniscient et omnipotent, qui règle tous les soucis terrestres et s’ingère dans l’histoire avec un doigt majestueux. Mon éminent collègue affirmait ici même que l’ « Eglise fut la première à rentrer en crise » ; oui, justement parce que des conditions de survie du message chrétien dans la société dépend la survie de l’espérance. Le christianisme est cette puissance réflexive, qui permet de ne plus voir dans le monde les seuls objets d’espoir, mais, par un retour sur soi, de vivre de ce qui sous-tend ce monde. La situation cruciale, derrière laquelle attend la paupérisation, la perte d’identité et la violence, a ce « charme » qu’elle fait ressurgir les éléments les plus vitaux de ce qui nous réunit en un corps civil : l’espérance commune, et l’attente d’un même jugement final. Il n’y a donc pas à chercher des motifs d’espoir dans ce monde, mais à devenir pour soi-même et son prochain un motif d’espérance : parce qu’on a découvert hors du monde, au plus profond de nous, le véritable souffle qui porte la vie jusqu’à son terme extra-mondain, hors des crises.
Je vous offre ce texte archi-célèbre du non moins célèbre fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl, qui, en véritable prophète de la contemporanéité, nous analyse brillamment la situation :
« La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l’Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des dangers, en bons Européens que n’effraye pas même un combat infini et, de l’embrasement anéantissant de l’incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mis- sion humanitaire de l’Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d’une intériorité de vie et d’une spiritualité nouvelle ressuscitera, gage d’un avenir humain grand et lointain : car seul l’esprit est immortel. »
(Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 7 mai 1935)
Rassurez-vous (ou inquiétez-vous), car c’est Jésus-Christ qui accomplit la κρίσις
« Seul l’esprit est immortel ». En effet, car le monde et ses objets passera, mais pas l’esprit qui l’a porté – et supporté. C’est Jésus-Christ qui « accomplit la crise de ce monde » (Jean 12, 31) ; car « crise », κρίσις, se traduit également par « jugement » : la crise est alors achevée lorsqu’elle délivre un jugement explicite et enfin public sur le monde. Ce n’est pas le Christ qui juge, mais l’homme qui se juge lui-même. « le Christ ne juge pas, il provoque, par la Parole que lui a remise le Père, la crise achevée et indépassable – celle où chaque homme doit décider de Dieu pour lui, donc de décider de lui face à Dieu. »[2]
© Vivien Hoch, pour Itinerarium
Il est certain que tout ce qui arrive en ce moment oblige à se poser des questions, jusqu’à l’échouage du bateau de croisière italien, son gigantisme, la limite de la technologie, la responsabilité d’un seul homme (le commandant) que l’on dit la cause de tout face à des milliers de passagers.
Le risque c’est bien le relativisme entraînant le renoncement: tout est pareil, on ne peut rien faire.
Pourtant que d’espoirs possibles puisque la crise permet de découvrir que l’homme moderne que l’on disait surhomme est malade. Admettre la maladie c’est déjà commencer à vouloir faire un diagnostic et essayer de trouver les remèdes.