
Je parlais hier de l’interprétation de Vatican II et du remarquable article que Sandro Magister vient d’y consacrer (après de nombreux autres articles sur ce sujet, cette synthèse est très éclairante sur les thèses des différents acteurs de la controverse).
Je vous conseille vivement la lecture de cet article, ou celle du résumé qu’en a donné mon confrère Christophe Saint-Placide.
Personnellement, le sujet qui ne cesse de me préoccuper est celui de la liberté religieuse (ne serait-ce que parce qu’étant laïc, je pense que ma mission dans l’Eglise est davantage dans l’ordre de l’établissement de la Royauté sociale de Notre-Seigneur que dans la controverse théologique).
Or, il est fait mention dans cet article de Magister de cet important sujet.
D’abord, pour montrer qu’une certaine diversité d’opinions était parfaitement légitime sur ce thème. Magister explique que, malgré les réserves de Mgr Gherardini à l’égard Dignitatis Humanae à qui il reproche de manquer de fidélité à la Tradition catholique, la « Civilita cattolica », fameuse revue jésuite, dont il est bien connu qu’elle est la voie officieuse de la Secrétairerie d’Etat, a déclaré que l’auteur et son travail critique étaient emprunts d’un « sincère attachement à l’Église ».
On peut donc – y compris selon la Secrétairerie d’Etat, qui ne passe pas, à Rome, pour être le dicastère le plus engagé dans la relecture critique de Vatican II – être critique à l’encontre de tel texte conciliaire et être fidèle au Magistère contemporain. Ce n’est pas rien! Pendant des décennies, toute interrogation sur le sens dans lequel il fallait entendre tel texte conciliaire a été considérée comme quasiment schismatique. Les choses changent, et en bien!
Sur le fond du débat, Magister indique une piste de « sortie de crise ». Il mentionne ces citations de Stefano Ceccanti, professeur de droit public à l’Université de Rome « La Sapienza » et sénateur du Parti Démocratique:
Derrière ces condamnations [de Grégoire XVI et Pie IX contre la liberté de conscience], il y avait en réalité un libéralisme spécifique, le libéralisme étatiste continental, avec ses prétentions à la souveraineté moniste et absolue, qui était ressenti comme une limitation de l’indépendance nécessaire à la mission de l’Église.
Au contraire,
la réconciliation concrète qui a été menée à son terme par Vatican II a été réalisée à travers le pluralisme d’un autre modèle libéral, le modèle anglo-saxon, qui relativise de manière radicale les prétentions de l’État, au point de faire de ce dernier non pas le responsable monopoliste du bien commun, mais un ensemble limité de services publics qui sont mis au service de la communauté. À l’opposition entre deux exclusivismes a succédé une rencontre placée sous le signe du pluralisme.
Je crois volontiers que le laïcisme « à la française » est bien pire que la liberté religieuse « à l’américaine ». Le premier ne se contente pas de nier les droits de la vraie religion, il en érige une nouvelle – la religion des « Lumières », du kantisme ou de l’Etre suprême, comme vous voudrez – qu’il prétend rendre obligatoire. Les catholiques français sont autorisés à rester catholiques en privé, à condition de rendre un culte public à la nouvelle idole. Au contraire, la liberté religieuse « à l’américaine » ne prétend pas nous imposer le culte d’une idole. Nous pourrions appeler, à la suite de Nicolas Sarkozy, le libéralisme anglo-saxon en matière religieuse une « laïcité positive », c’est-à-dire un libéralisme ouvert à la présence des religions dans l’espace public.
Mais cela ne suffit pas: il faut bien voir que la liberté religieuse « à l’américaine » nie, elle aussi, les droits de la vraie religion.
Au demeurant, les Papes du XIXe siècle ne se sont pas contentés de condamner le laïcisme « continental »; ils ont aussi condamné ce qu’ils appelaient à l’époque « l’américanisme » (je crois que l’expression est de Léon XIII).
Si l’on veut rendre la doctrine de Dignitatis Humanae compatible avec les condamnations traditionnelles du libéralisme religieux, je ne vois donc pas comment on pourrait aller dans cette direction.
Ce qui n’empêche évidemment pas que, pour nous Européens, le libéralisme anglo-saxon serait un énorme progrès. A défaut de faire valoir les droits spécifiques de la Vérité, du moins pourrions-nous lutter à armes égales contre les sectes ou contre l’islam (dont le laïcisme « à la française » semble si bien s’accommoder…).
NB: il faut cependant préciser qu’au plan de l’histoire des idées, le professeur Ceccanti a parfaitement raison: les sources intellectuelles de « Dignitatis humanae » sont largement puisées dans le libéralisme anglo-saxon, d’abord par l’intermédiaire du RP John Courtney Murray, jésuite américain, ensuite par l’intermédiaire du thomisme « américaniste » du philosophe français Jacques Maritain, dont l’influence sur Paul VI est bien connue.