La Cour européenne des droits de l’homme a rendu ce jeudi un jugement de chambre condamnant la Pologne pour ne pas avoir mis une mère de deux enfants, enceinte, en mesure d’avoir accès, en temps et en heure, aux examens génétiques et plus précisément l’amniocentèse qui lui auraient permis d’avorter légalement de son troisième bébé dont la malformation était soupçonnée avant la naissance. Ce jugement susceptible d’appel devant la Grande chambre de la CEDH a estimé Mme R.R. victime de deux violations de la Convention européenne des droits de l’homme : les « traitements inhumains et dégradants » interdits par l’article 3, et le droit au « respect de la vie privée et familiale » affirmée par l’article 8. La preuve ? La petite fille allait naître avec le syndrome de Turner. Mme R.R. obtient à ce stade des dommages et une compensation pour frais de justice équivalents à 60.000 euros.
Cette affaire pose de multiples questions, puisque l’arrêt de la Cour affirme un droit aux examens qui permettent l’accès à l’avortement thérapeutique et qu’il pose le principe du devoir de l’Etat d’y donner accès malgré l’objection de conscience de médecins refusant ces procédures.
Les faits remontent à 2002. En février de cette année-là, R.R. était enceinte de 18 semaines, et subit une échographie au cours de laquelle son médecin généraliste lui déclara qu’il ne pouvait écarter la possibilité que son enfant souffre d’une malformation. Elle répondit immédiatement qu’en ce cas elle choisirait d’avorter. Deux échographies ultérieures allaient confirmer la crainte et il lui fut recommandé de subir une amniocentèse. Mais le médecin traitant refusa de prescrire l’examen ; comme il allait aussi refuser de pratiquer un avortement en urgence sur R.R. alors qu’il était de garde à l’hôpital.
Ne parvenant pas à obtenir des tests génétiques dans l’hôpital de sa ville, elle fut envoyée à l’hôpital universitaire de Cracovie où l’on refusa tout autre examen que l’échographie qui allait confirmer l’anormalité du fœtus ; mais on lui annonça que pas un seul avortement n’y avait été pratiqué depuis 150 ans. R.R. s’est plainte des « remarques dégradantes » que lui aurait adressées le personnel et d’avoir été gardée à l’hôpital pendant trois jours contre son gré pour soigner un état inflammatoire du fœtus.
R.R. en était à sa 23e semaine de grossesse lorsqu’elle se présenta aux urgences de son hôpital d’origine, obtenant alors une amniocentèse ; mais les résultats, lui dit-on, ne lui seraient communiqués que 15 jours plus tard. La jeune femme exigea alors par écrit un avortement pour malformation du fœtus, autorisé par la loi polonaise jusqu’à 24 semaines, soit avant que le bébé soit considéré comme pouvant vivre de manière indépendante. Nouveau refus.
Le 9 avril, les résultats de l’amniocentèse allaient confirmer l’anomalie chromosomique du fœtus ; la demande renouvelée d’« interruption médicale de grossesse », pour reprendre l’appellation française, fut refusée au motif de délais légaux dépassés. La petite fille de R.R. est née le 11 juillet 2002. Et son mari l’a quittée dans la foulée…
Une longue procédure devant la justice polonaise, d’abord infructueuse, s’est achevée après cassation devant la cour d’appel de Cracovie qui a donné raison à R.R. mais en lui accordant, à travers la condamnation de son médecin de famille et des deux hôpitaux concernes, 35 000 zlotys pour le refus de donner accès aux examens qui auraient ouvert la voie à l’avortement légal – quelque 9.900 euros de dommages jugés insuffisants par la CEDH.
Celle-ci s’est en effet prononcée compétente lors de la demande d’examen de l’affaire par R.R., en 2004, précisément en raison du montant du dédommagement, alors même que la justice polonaise avait suivi les arguments de la jeune femme.
La Cour a estimé, explique le résumé distribué à la presse, que R.R. avait été victime des « atermoiements » que lui avaient opposés les différents personnels soignants, et du manque d’informations qu’elle aurait dû recevoir aux termes de la loi de 1993 autorisant l’avortement dit « thérapeutique ». Les juges ont pris en compte son « angoisse » quant à l’avenir de sa famille et de son enfant en raison du handicap de celui-ci, « souffrance aggravée » par les délais qu’elle a dû subir entre le premier soupçon d’anomalie et le diagnostic donné, mais trop tard. La Cour a estimé qu’elle avait été « traitée avec désinvolture », et que si l’Etat possède une grande marge d’appréciation en ce qui concerne la légalisation ou non de l’avortement, s’il le permet en certains cas il doit aussi alors le rendre accessible lorsque les conditions sont remplies.
Réitérant l’une de ses prises de position dans l’affaire A, B, C contre Irlande, « la Cour a estimé que l’interdiction de mettre fin à des grossesses pour des raisons de santé et (ou) de bien-être constituait un gêne par rapport aux droits des demandeurs quant au respect de leur vie privée », ce qui affirme de manière sibylline un « droit » européen à l’« interruption médicale de grossesse », et même pas dans des conditions très précises puisqu’il existe des possibilités thérapeutiques pour les personnes atteintes de la maladie de Turner et que tous ne souffrent pas de la forme la plus grave de la maladie.
La Cour affirme encore : « Alors même que les règles publiques applicables à l’avortement sont en relation avec l’équilibre traditionnellement recherché entre la vie privée et l’intérêt public, elles doivent – dans le cadre de l’avortement thérapeutique – être évaluée au regard des obligations positives de l’Etat en vue d’assurer l’intégrité physique des futures mères. »
La chambre de la CEDH est même allée plus loin. Elle a jugé que si les médecins pouvaient à bon droit hésiter à prendre le risque d’un avortement qui est, sauf l’exception thérapeutique, puni de 3 ans de prison, puisque cet état du droit les « refroidissait » en pratique lorsqu’ils se trouvent devant un cas individuel et dans l’obligation de décider si l’avortement thérapeutique se justifie. La Cour a donc ajouté que « les provisions de la loi relative à la possibilité d’accéder à un avortement légal doivent être formulées de manière à minimiser cet “effet refroidissant” », affirme le communiqué de presse. Dans le même temps, les juges ont refusé de suivre l’argumentation de la Pologne selon laquelle le fait de donner accès à des données génétiques constituait de fait une manière de donner accès à l’avortement (chose qu’un médecin pro-vie, par exemple, comprend fort bien). Pas d’objection de conscience, donc, pour les médecins qui ne veulent pas se rendre complices d’avortements en fournissant ce genre de données.
Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour la justice et le droit, fait observer que le « Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible » (sic), présent au procès en tant que tierce partie, a pris fermement position en faveur de l’avortement. La récente résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit à l’objection de conscience n’a pas été soulevée ; au contraire, l’arrêt insiste sur le devoir des Etats de veiller à ce que les patients ne soient jamais privés de leur droit à tous les services légaux aux termes du droit.