L’affaire du professeur de Manosque mis à pied pour avoir utilisé une vidéo montrant des avortements, dans un débat sur des sujets de société qu’il doit organiser dans le cadre des programmes officiels, pose en réalité une question essentielle. Suffit-il, aujourd’hui, de débattre de cette question avec des mots ? A quoi s’ajoutent des questions d’opportunité – avec qui, dans quelles circonstances – qui doivent pouvoir se poser dans un climat serein. Pour le professeur de Manosque, il n’y a rien eu de tout cela. Une opposition frontale de la hiérarchie : celle-ci lui a signifié qu’il n’est pas autorisé de débattre à propos d’une loi existante (avec de tels raisonnements, remarquez, la loi Veil n’aurait jamais vu le jour !). Ce qu’on lui a reproché, au fond, ce n’est pas tant la violence des images qu’il a proposées à ses classes de seconde, mais le fait qu’il ait remis en cause le discours officiel sur la « santé reproductive », y compris en attirant l’attention sur les dangers de la pilule contraceptive et son caractère potentiellement abortif, et sur le caractère systématiquement abortif du stérilet. Il a brisé un tabou.
Est-il possible aujourd’hui d’ouvrir un débat avec des jeunes qui ont subi le discours monolithique en faveur de l’avortement, présenté comme un « droit » de la femme, en ayant seulement recours à la parole et aux textes écrits ? A l’argumentation raisonnable ? L’expérience du professeur de Manosque – qui organise tout de même ces débats depuis 15 ans, et d’autant plus que ses élèves les lui réclament ! – est que la parole ne suffit pas. Elle ne change même rien, puisque nous vivons dans une « culture » de l’image et que les élèves en sont au fil des ans de plus en plus imprégnés.
Organiser un débat suppose d’en présenter les différents aspects. Le pour et le contre. Dans le cadre scolaire, il est entendu que les élèves de seconde sont censés eux-mêmes apporter les différents éléments pour que la discussion s’engage. L’ennui, c’est que le discours monolithique imposé aux jeunes sur la question de l’avortement (mais ce n’est pas la seule qui soit ainsi « verrouillée »), soutenu dans le cas du lycée Les Iscles par des interventions régulières du Planning familial dans les classes, faisait que les élèves n’apportaient pour ainsi dire jamais d’éléments pour contredire le postulat : « L’avortement est un droit de la femme. »
Mais le plus effarant, c’est que même mis en présence de textes écrits de réflexion ou de description des procédures de mise à mort des tout-petits, même confrontés à une parole autre que celle qui leur est habituellement servie, les jeunes lycéens ne semblent pas en saisir le sens. La discussion ne s’engageait véritablement que si des images d’avortement étaient montrées en début de séance. Comme si un verrou sautait.
C’est la preuve, s’il en fallait, du degré de « décervelage » opéré chez tant de jeunes par des pédagogies qui, dès les plus petites classes et toutes matières confondues, les habituent à travailler en mode visuel, parole coupée, ou alors par repérage et comparaison à travers des tâches qui n’exigent pas d’analyse. C’est la mécanisation des intelligences dénoncée par Elisabeth Nuyts, celle qui aboutit, lorsqu’elle est pleinement « réussie », à faire réagir les jeunes à des mots-clefs en rendant insignifiant tout ce qui ne va pas dans le sens de ce qui leur a été imposé. Les mots glissent, ou activent des réflexes pavloviens. Avortement ? Droit ! Pro-vie ? Extrémiste !
Pour briser ce carcan, cette pensée unique totalitaire, pour permettre – comme ils disent – au débat de s’instaurer, quelle autre solution que d’adopter le langage que ces jeunes comprennent ? Celui de l’image… C’est finalement le seul électrochoc qui puisse encore agir. Voir la réalité. Une réalité si énorme, si évidente – et habituellement si cachée – qu’elle pénètre nécessairement au fond de la conscience.
On parle de la « civilisation de l’image ». Le mot est mal choisi : qu’est-ce qu’une « civilisation » où l’image se déverse à flots, mais soigneusement triée, la plupart du temps virtuelle, souvent fausse, trafiquée, détournée pour cacher la réalité des choses, et où l’absence de parole et de recul coupe si souvent net toute tentative de réflexion et de jugement critique selon les critères objectifs du beau, du vrai et du bien ?
On peut s’interroger sur l’opportunité de montrer à des jeunes de 14, 15 ou 16 ans des images de tout petits enfants démembrés, déchiquetés, brûlés, jetés par la volonté de leurs mères (qui, si souvent, ne savent pas ce qu’elles font) et exécutés froidement par des médecins qui sont faits pour soigner, avec l’aide et l’assistance des pouvoirs publics qui organisent le massacre.
Oui, ces images sont traumatisantes. Parce qu’elles sont vraies. Parce qu’elles mettent violemment le spectateur en face d’une réalité bien plus violente encore, que l’on cherche à tout prix à maintenir cachée. C’est ce qui explique le tollé des associations qui se disent « pro-choix » : comment peut-on « choisir » cela ?
Mais il faut arrêter l’hypocrisie. Il ne faut pas oublier que la génération des jeunes qui est aujourd’hui sur les bancs du lycée a été abreuvée d’images « gore », de scènes de viols et de meurtres, de pornographie souvent, de noirceur et de désespoir. Tout ce qu’il y a de plus monstrueux, de plus bizarre, de plus ignoble, ils y ont accès par le cinéma et les clips, et surtout par Internet, autant qu’ils le veulent. La désespérance est le lot quotidien des lectures qui leur sont imposées par l’école. La cruauté, l’insensibilité, le sentiment de toute-puissance aussi leur sont accessibles par un nombre incalculable de jeux vidéos dont l’ultra-violence n’émeut pas trop les pouvoirs publics. Qui d’ailleurs dégagent des subventions rondelettes pour les concepteurs de ces mêmes jeux, au nom de la Culture…
Alors, que les jeunes soient encore frappés par des images de tout petits enfants d’hommes massacrés dans le ventre de leurs mères, c’est plutôt rassurant. Mais arrêtons de dire que c’est une atteinte intolérable à leur sensibilité, qui est si facilement agressée par ailleurs, et, pour beaucoup, plus émoussée sans doute que celle des générations qui les ont précédés. Et le traumatisme qu’elles provoquent, ces images, est-il mauvais ? Est-ce si terrible de faire prendre conscience que l’avortement tue ? Est-ce si scandaleux, à un âge où ces lycéens ont déjà, souvent, une vie sexuelle active et où les adolescentes peuvent être amenées à avorter, même à l’insu de leurs parents ?
Une conversation avec le professeur de Manosque m’a permis de mieux comprendre les choses. Je l’ai interrogé sur le trouble que provoquaient effectivement les images d’avortement sur les jeunes qui, rappelons-le, acceptaient de les voir en toute connaissance de cause. La seule réaction de vrai choc qu’il ait vue, m’a-t-il répondu, était chez une jeune fille qui effectivement, avait avorté. Il s’était excusé auprès d’elle, n’ayant pas eu l’intention de blesser. Mais il se trouve qu’elle est devenue son meilleur soutien. La vérité l’a libérée.
Pour les autres, qui sont tout de même dans une classe d’âge où ils n’ont pas eu directement affaire à l’avortement, l’absence de culpabilité change aussi la donne. Ils n’ont pas participé au massacre. Ne s’en sentent pas responsables.
C’est d’ailleurs sans doute cela qui explique les réactions si démesurées de la presse, de la hiérarchie éducative, de ceux qui prônent le droit des femmes de disposer à leur guise de la vie qu’elles portent en elles. La honte, la tristesse, le remords qui font trop mal, alors on refuse de voir la vérité en face.
Peut-être, aussi, la peur du regard d’une jeune génération, pas encore complice, et soudain témoin d’un massacre que leurs aînés justifient et organisent…
Article paru dans Présent daté du vendredi 3 décembre dans la chronique “Génération décervelée”.
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«Est-il possible aujourd’hui d’ouvrir un débat avec des jeunes qui ont subi le discours monolithique en faveur de l’avortement, présenté comme un « droit » de la femme, en ayant seulement recours à la parole et aux textes écrits ? A l’argumentation raisonnable ?»
Faudrait montrer un peu plus qu'une partie du tableau. Présentement, il meurt de faim un enfant toutes les six secondes environ. Est-il simplement humain de songer à une politique de régulation des naissances qui tiennent compte de ce fait? En plus de considérer l'humanité de l'homme dans toute cette affaire?
Le problème avec le dogme, c'est que l'humanité est pensée en dehors de l'homme. Ainsi l'homme, la femme, l'enfant, sont-ils sacrifiés aux dogmes. Des visages humains sont venus récemment montrer le caractère relatif de ces dogmes.