Selon le « profil » de son blog, Julien Gunzinger
est « jurassien ». Il a récemment publié un très intéressant entretien avec Michel De Jaeghere, journaliste, écrivain et responsable des universités d’été de Renaissance
Catholique. Dans ce long dialogue (voir ICI), Julien Gunzinger pose une question concernant
la doctrine du Christ Roi :
« En ce qui vous concerne, est-ce que vous pensez que la Royauté sociale du Christ est une doctrine immuable, d’actualité aujourd’hui comme par le passé
?
La royauté sociale du Christ est une nécessité qui s’impose à travers les siècles, comme nous le rappelle la prière du Pater. Mais la façon dont elle doit s’exercer
peut être, me semble-t-il, sujette à discussion. Il semble que Benoit XVI estime que la définition des rapports de l’Eglise et de l’Etat est une définition contingente qui n’engage pas la foi..
Que l’Etat catholique a pu être légitime à une certaine époque (même si du byzantinisme au gallicanisme, l’histoire a montré qu’il n’était pas toujours sans danger), mais que l’Eglise peut être
aujourd’hui amenée à s’adapter au fait de la naissance de l’Etat moderne, qui est un Etat d’un type entièrement nouveau, étranger à toute transcendance. Que dans ce contexte, il vaut mieux
prôner, avec Pie XII, une « saine laïcité » respectueuse de la loi naturelle pour éviter que l’Etat ne s’ingère dans des domaines où son incompétence pourrait l’amener à des dérives
préjudiciables à la liberté de l’Eglise.
La Fraternité Saint Pie X s’en tient à l’enseignement traditionnel, qui est celui de Pie IX et de saint Pie X, avec des arguments très forts. En proclamant que la
liberté de choisir et de pratiquer sa religion au for externe (la liberté de l’acte de foi au for interne n’étant ici pas en cause, contrairement aux caricatures que colporte la presse) était un
droit imprescriptible de la personne, parce qu’elle serait liée à la dignité ontologique de l’homme; en substituant, par là, la personne humaine à la vérité divine comme sujet d’un droit garanti
de toute contrainte, la déclaration Dignitatis humanae a, de fait, privé par avance l’Eglise de toute autorité contraignante lorsqu’elle s’exprime dans le domaine social. Par la bouche de
Jean-Paul II, comme par celle de Benoît XVI, elle a certes continué à le faire en invoquant un « ordre moral naturel connaissable par la raison », qui s’impose, à ses yeux, aux pouvoirs publics.
Mais ses adversaires ont beau jeu de répondre que l’existence même de cette loi naturelle fait partie de ces croyances que l’Eglise a certes le droit de professer, mais qu’elle s’est elle-même
interdit de prétendre imposer aux citoyens qui peuvent de leur côté estimer que le désordre de leurs mœurs et de leurs pensées, leur adhésion à toutes sortes de sectes, fussent elles sataniques,
fait partie intégrante du « droit de vivre selon leur conscience » qu’elle leur a concédé.
Reste que la situation est rendue complexe par le fait que les chrétiens sont devenus minoritaires dans les pays de vieille chrétienté. Nous devons certes
travailler à faire en sorte que le christianisme redevienne majoritaire et que nos pays soient régis par des institutions chrétiennes. Dans l’immédiat, le Saint Père est pourtant obligé de tenir
compte de la relative marginalité dans laquelle le christianisme est tombé ; sa charge le condamne à se colleter avec la réalité, le monde tel qu’il est. Le modèle de l’Etat catholique tel qu’il
a pu exister au Moyen-Age, a été certainement magnifique, et il est absurde que l’Eglise ait obligé, après Vatican II, certains pays comme l’Espagne ou la Colombie à se laïciser. Mais est-il,
aujourd’hui, adaptable à une société qui s’est, depuis, fortement déchristianisée ? Je me pose la question. Quand Constantin s’empare de l’empire romain, qui est un empire païen, il n’en fait pas
d’emblée un empire chrétien, conscient sans doute de ce que le christianisme y est minoritaire. Il institue la liberté religieuse, c’est-à-dire qu’il donne la liberté à tous les cultes, aux
chrétiens comme aux païens. A ma connaissance, aucun Père de l’Eglise ne le lui a reproché. Constantin rend un culte public à Dieu, mais dans des termes très ambigus (« la Divinité ») que les
païens peuvent accepter. Dans le même temps, il manifeste sa préférence en favorisant l’Eglise, en l’aidant à réunir ses conciles, en mettant la poste impériale au service des évêques. Il assure
la paix de l’Eglise par des arbitrages, il défend les évêques catholiques, il intervient, à l’occasion contre les hérétiques, il réprime la magie, la divination, l’occultisme, les sectes qui
préconisent des pratiques dépravées (preuve que sa conception de la liberté religieuse n’est pas celle de Vatican II, qu’elle n’est pas fondée sur la dignité de la personne humaine, mais sur les
droits de la vérité et de la morale, accordés aux nécessités de la concorde et de la paix publique). Il me semble que c’est un équilibre de ce type que l’Eglise s’efforce, depuis deux siècles, de
trouver avec l’Etat moderne, qui a succédé à la chrétienté. Il ne passe, à mes yeux, ni par la formulation extensive que le concile Vatican II a donné de la liberté religieuse, qui condamne
l’Eglise à limiter son enseignement à un simple témoignage, ni par un retour, de toute manière utopique, à un passé idéalisé. »