Une partie du monde traditionaliste semblait jusqu’ici uniquement intéressée par la question liturgique, sans l’étendre aux questions
doctrinales et à l’événement historique qui permit l’irruption d’une liturgie moderne. Or, sans être directement la liturgie de Vatican II – lequel bénéficia encore de
l’usus antiquior – la liturgie de 1969 est celle qui actualise dans le culte la
théologie de Vatican II.
Il faut saluer à sa juste mesure le petit événement que représente la dernière lettre de Paix liturgique
qui évoque la question de l’autorité de Concile Vatican à travers la présentation du livre de Mgr Gherardini dont j’ai déjà amplement parlé sur ce blog.
Voici donc un extrait de l’analyse très intéressante de Paix liturgique. On notera le point numéro 2 qui concerne l’infaillibilité octroyée par certains théologiens
traditionalistes à certains textes du Concile Vatican II. Débat, précise le texte, qui n’existe qu’à l’intérieur de la mouvance traditionnelle. Pour être plus précis, ce sont ici les thèses de
l’abbé Lucien, qui enseigne au séminaire de la Fraternité Saint-Pierre en Allemagne et au couvent de Chémeré-le-Roi, qui sont visées.
Texte de Paix liturgique
1°/ Comme le Motu Proprio de 2007 disait que la messe traditionnelle n’avait jamais été abolie, le livre de Mgr Gherardini montre que, 45 ans après le Concile, une
interprétation de Vatican II qu’on avait tenté d’occulter, reste pleinement vivante et agissante. C’est l’interprétation de la minorité conciliaire. Dans son très important discours à la Curie
romaine du 22 décembre 2005, Benoît XVI a valorisé une « herméneutique de continuité » (pour faire bref : la sienne, celle du P. de Lubac, etc.) contre une « herméneutique de rupture » (celle de
Hans Küng, de Karl Rahner, du P. Congar, etc.). Le Saint-Père n’a nullement exclu d’autres interprétations, notamment celle très proche de l’« herméneutique de continuité », que l’on pourrait
qualifier d’« herméneutique de Tradition », qui fut représentée au Concile par le cardinal Ottaviani, le cardinal Siri, Mgr Lefebvre, Mgr Carli, etc., et qui est représentée aujourd’hui par Mgr
Gherardini. Les travaux de l’historien Luc Perrin (« Coetus internationalis Patrum et la Minorité à Vatican II », Catholica, printemps 1999), et aussi, entre autres, ceux de Roger Aubert et
Claude Soetens (t. 13 de l’Histoire du christianisme, Desclée, 2000) ont montré l’influence qu’a eu malgré tout la minorité conciliaire dans l’élaboration finale des textes conciliaires : les
successeurs intellectuels de la minorité conciliaire ont donc, eux aussi, le droit de les interpréter, et ce d’autant plus qu’ils s’adossent à la tradition bimillénaire du magistère.
2°/ Le livre de Mgr Gherardini clôt en outre un faux débat, qui à vrai dire n’a jamais existé qu’à l’intérieur du traditionalisme, celui de l’infaillibilité de
certaines « nouveautés » conciliaires. Mgr Gherardini prend position très clairement : « Il s’agit d’un Concile qui, par principe, a exclu la formulation de nouvelles doctrines dogmatiques. […]
L’enseignement [de Vatican II] ne peut être dit infaillible et irréformable que là où se trouve un enseignement défini précédemment ». Autrement dit, ce concile « pastoral » (sans « volonté de
définir », dit Mgr Gherardini), ne doit être reconnu comme infaillible que lorsqu’il répète le dogme antérieur.
3°/ En outre, Mgr Gherardini n’hésite pas à parler de révision éventuelle de certains textes du Concile : « Les doctrines de Vatican II dont la nouveauté apparaît
soit inconciliable avec la Tradition, soit opposée à elle, pourront et devront être sérieusement soumises à un examen critique sur la base de la plus rigoureuse herméneutique théologique
».
4°/ Bien que ce ne soit pas l’objet de ce livre, il explique indirectement ce qui s’est passé après le Concile : dans la mesure où celui-ci s’est abstenu
d’enseigner de manière absolue, un raz-de-marée dévastateur a recouvert tout le magistère antérieur et postérieur, comme si l’enseignement le plus élevé dans l’Église (c’est-à-dire l’enseignement
infaillible sous sa forme de magistère solennel ou bien l’enseignement infaillible sous sa forme de magistère ordinaire et universel) avait cessé d’exister. On pense à la grande querelle autour
d’Humanae vitae, qui a donné lieu à une montagne de livres, thèses, articles à propos de l’autorité (plus exactement pour démontrer l’absence d’autorité) du magistère suprême. Cette production,
pratiquement inconnue dans le monde traditionnel, et dont le point d’orgue est en France le livre de Jean-François Chiron, L’infaillibilité et son objet (Cerf, 1999), remet pratiquement en
question toute l’autorité du magistère suprême de l’Eglise.
5°/ Or, l’autorité absolue que B. Gherardini dénie à Vatican II s’est cependant transmuée, comme il le remarque subsidiairement, en une autorité bien plus absolue
qu’une autorité dogmatique. Il y a d’ailleurs un parallèle frappant avec la liturgie : la nouvelle messe a-rituelle et a-normative est devenue comme par enchantement au maximum obligatoire. Dans
le flou et le vague les plus complets, « l’esprit du Concile » en matière doctrinale et en matière liturgique a pris valeur de magistère absolu. Il faudrait « avoir l’esprit du Concile », bien
au-delà de sa lettre, c’est-à-dire bien au-delà de ses textes proprement dits, dont Brunero Gherardini nous explique qu’ils sont, du point de vue de l’autorité, respectables mais pas absolus. De
même, on s’en souvient, jusqu’au Motu Proprio Ecclesia Dei de 1988 et surtout jusqu’au texte libérateur qu’a été le Motu Proprio Summorum Pontificum de 2007, il était pratiquement obligatoire de
tenir la nouvelle liturgie pour obligatoire…
Le cardinal Ratzinger avait parlé de « super-dogme » à propos de Vatican II (conférence devant les évêques du Chili, 13 juillet 1988). Il a aussi pu parler de «
super-liturgie » à propos de la messe nouvelle. C’est là le grand apport de l’ouvrage de Brunero Gherardini : il permet de comprendre comment on est passé d’un concile non infaillible à un «
esprit du Concile » (qui s’étend à la liturgie) super-infaillible. Ce passage a toutes les caractéristiques bien connues de l’établissement d’une dictature idéologique. Mais lorsque la voix des
Soljenitsyne commence à s’élever publiquement les jours de l’idéologie sont comptés. »