Dans un article qui vient de paraître en français dans Correspondance européenne, Roberto de Mattei répond à quelques critiques au sujet de son livre sur l’histoire du Concile Vatican II. En voici un long extrait qui me paraît révélateur de la difficulté d’une approche historique de ce sujet, aujourd’hui encore.
J’espérais que nos contributions, qui ne résultaient que d’un désir sincère de répondre à l’appel du Saint Père, seraient accueillies, sinon avec enthousiasme, au moins avec intérêt, qu’elles seraient discutées de manière scientifique et non pas repoussées a priori. En ce qui concerne mon livre, par exemple, je m’attendais à une discussion historique sérieuse dans des revues spécialisées. Or ceux qui me répondent dans des journaux liés aux institutions catholiques sont Massimo Introvigne, associé du cabinet d’avocats Jacobacci Associati, sociologue des minorités religieuses, aujourd’hui représentant du gouvernement italien près l’OSCE, et l’archevêque Agostino Marchetto qui, après trente ans de carrière diplomatique, a été pendant près de dix ans au premier rang de la défense des immigrés, des gitans, des clandestins, en tant que secrétaire du conseil pontifical pour la pastorale des migrants. Il est probable que ni Mgr Marchetto ni M. Introvigne, en dépit de leur mérite ecclésiastique ou professionnel, n’ont eu le temps de faire des recherches dans des bibliothèques ou des archives historiques ; aucun des deux n’est historien de profession. Et l’un comme l’autre, dans leurs articles – publiés respectivement dans “Avvenire” du 1er décembre 2010 et dans “L’Osservatore Romano” du 14 avril 2011 – rejettent mon livre d’un point de vue non pas historique, mais idéologique. Introvigne qualifie mon livre de « véritable somme des thèses anticonciliaires », qui « malheureusement propose une fois de plus cette herméneutique de la rupture que Benoît XVI dénonce comme nuisible ». Marchetto dit que c’est une histoire « idéologique », « de tendance extrémiste », « polarisée et partisane » comme celle qui a été orchestrée par l’école de Bologne, même si elle va dans le sens opposé. Les critiques de Marchetto et Introvigne semblent n’avoir qu’un but : clore de manière anticipée ce débat que Benoît XVI a ouvert et qu’il a invité à développer. Je crois, au contraire, que l’on peut discuter, au point de vue historique, du concile Vatican II d’une manière qui ne diffère pas de ce qu’ont toujours fait les historiens de l’Église. Léon XIII, s’adressant à eux en 1889, écrivait que « ceux qui l’étudient ne doivent jamais perdre de vue le fait que celle-ci comporte un ensemble de faits dogmatiques qui s’imposent à la foi et que personne ne peut mettre en doute […]. Toutefois, puisque l’Église, qui continue parmi les hommes la vie du Verbe Incarné, se compose d’un élément divin et d’un élément humain, ce dernier doit être exposé par les maîtres et étudié par les disciples avec une grande probité. Comme il est dit dans le livre de Job : ‘Pensez-vous servir Dieu en déformant les faits?’ (Jb 13, 7) ». « L’historien de l’Église – continue Léon XIII – sera d’autant plus efficace quand il fera ressortir l’origine divine de celle-ci, supérieure à tout concept d’ordre purement terrestre et naturel, qu’il aura été plus loyal en ne dissimulant rien des souffrances causées au cours des siècles à cette Épouse du Christ par les erreurs de ses enfants et parfois aussi par celles de ses ministres. Étudiée ainsi, l’histoire de l’Église, même à elle seule, constitue une démonstration magnifique et convaincante de la vérité et de la discontinuité du christianisme ». L’Église est indéfectible et pourtant, dans sa partie humaine, elle peut commettre des erreurs et ces erreurs, ces souffrances, peuvent être provoquées, dit Léon XIII, par ses enfants et même par ses ministres. Mais cela n’enlève rien à la grandeur et à l’indéfectibilité de l’Église. L’Église, avait déclaré Léon XIII en ouvrant aux chercheurs les archives du Vatican, ne craint pas la vérité. Une vérité que l’historien cherche au niveau des faits, alors que le théologien la cherche à celui des principes : mais il n’existe pas de vérité historique qui puisse être opposée à une vérité théologique. Il y a une unique vérité, qui est le Christ lui-même, fondateur et chef du Corps Mystique qu’est l’Église ; et la vérité sur l’Église est la vérité sur le Christ et du Christ, dans la rencontre avec lui, qui est toujours le même, hier, aujourd’hui et toujours. Mon livre est né d’un profond amour pour l’Église, pour son magistère, pour ses institutions et “in primis” pour la papauté. Et mon amour pour la papauté veut être si grand qu’il ne s’arrête pas au pape actuel, Benoît XVI, à qui je me sens profondément lié, mais qu’il cherche derrière l’homme l’institution que celui-ci représente. C’est un amour qui veut englober avec ce pape tous les papes dans leur continuité historique et conceptuelle, parce que, pour un catholique, le pape n’est pas un homme, mais une institution bimillénaire ; il n’est pas un pape, mais il est la papauté, la suite ininterrompue des vicaires du Christ, depuis saint Pierre jusqu’au pontife actuellement régnant. Et bien, il n’y a pas de meilleure façon d’exprimer son attachement au pape et à l’Église que de servir la vérité dans tous les domaines, parce qu’il n’existe aucune vérité, historique, scientifique, politique, philosophique qui puisse être utilisée contre l’Église. Nous ne devons donc pas craindre de dire la vérité à propos du concile Vatican II, vingt-et-unième de l’histoire de l’Église. Je souligne ce mot “vingt-et-unième”. Le concile Vatican II n’a été ni le premier ni le dernier concile de l’histoire de l’Église : il a été un point, un moment de l’histoire de l’Église. Dans l’histoire de l’Église il y a eu vingt-et-un conciles considérés aujourd’hui comme œcuméniques. Certains sont inoubliables : le premier, celui de Nicée, qui a défini notre Credo, puis le concile de Trente et le concile Vatican I. D’autres conciles sont aujourd’hui oubliés : ce qui ne signifie pas qu’ils n’aient pas été des conciles authentiques, des expressions suprêmes du magistère de l’Église. Mais un concile entre dans l’histoire en raison des documents qu’il a produits. Il y a eu deux conciles au XVIe siècle : le concile Latran V (1512-1517) et le concile de Trente. L’unique définition dogmatique du cinquième concile de Latran a été celle selon laquelle l’âme humaine individuelle est immortelle ; ce concile de Latran a été, par certains côtés, manqué : parce qu’il n’a réussi ni à lancer la grande réforme dont l’Église avait besoin, ni même à arrêter la pseudo-réforme qui s’était manifestée, avec les 95 thèses de Luther, l’année même de la fin du concile. Tout le monde se souvient du grand concile de Trente ; peu de gens se souviennent du concile Latran V. Eventuellement on se souvient du concile Latran IV (1215), qui proclama que « hors de l’Église catholique, il n’y a pas de salut » : une vérité qui est devenue une partie de l’infaillible Tradition de l’Église. Les conciles peuvent promulguer des dogmes, des vérités, des décrets, des canons : publiés par le concile, ils ne sont pas le concile. Alors que le dogme formule une vérité qui, une fois formulée, transcende pour ainsi dire l’histoire, les conciles naissent et meurent dans l’histoire. Le concile est différent de ses décisions. Les décisions du concile, si elles sont promulguées infailliblement, deviennent partie intégrante de la Tradition. Aucun concile, pas même celui de Trente ou Vatican I, et Vatican II moins encore, n’est au-dessus de la Tradition. Benoît XVI affirme que les documents du concile Vatican II doivent être lus dans leur continuité avec la Tradition de l’Église. La Tradition n’est pas un événement, ce n’est pas une partie, c’est le tout. La Tradition est comme la Sainte Écriture, une source de la Révélation, divinement assistée par le Saint-Esprit.
C’est un manque de sens logique, avant même d’être un manque de sens théologique, que de vouloir, comme le font certains, opposer la Tradition au magistère dit “vivant”, comme si la Tradition était le passé et le magistère vivant le présent. La Tradition est le magistère présent, passé et, pourrions-nous dire, futur. Le magistère de l’Église n’est pas le fruit la volonté de définition du pape et des évêques, mais il dépend de la Tradition, dont il ne peut être séparé. Avant le magistère de l’Église il y a la Tradition, avant la Tradition il y a la Révélation et avant la Révélation il y a le Révélateur, qui est le Christ lui-même. On m’a reproché de négliger les documents du concile ou de les interpréter en termes de discontinuité par rapport à la Tradition de l’Église. Ni la première ni la seconde de ces affirmations ne sont vraies. Ce n’est pas à moi qu’il incombe d’interpréter les documents du concile, ni à aucun aspirant interprète du concile, mais au magistère de l’Église et je m’en tiens au magistère. Ce que je raconte, ce sont les faits, ce que je reconstitue, c’est le contexte historique dans lequel ces documents ont vu le jour. Et j’affirme que les faits, l’événement, le contexte historique, ont eu sur l’histoire de l’Église une influence qui n’est pas moindre que celle du magistère conciliaire et postconciliaire : ils se sont eux-mêmes présentés comme un magistère parallèle, conditionnant les événements. J’affirme que, au point de vue historique, on ne peut pas expliquer l’après-concile sans le concile, de même que l’on ne peut pas expliquer le concile sans l’avant-concile, parce qu’en histoire tout effet a une cause et ce qui se produit s’insère dans un processus, qui bien souvent est multiséculaire et concerne non seulement le domaine des idées, mais celui des mentalités et des coutumes. Cela dit, je ne nie pas l’autorité suprême du concile ni l’authenticité et la validité de ses actes. Mais cela ne veut pas dire l’infaillibilité. L’Église est certainement infaillible, mais toutes les expressions de ses représentants, même suprêmes, ne sont pas infaillibles ; et un concile n’est pas nécessairement saint ni infaillible. En effet, s’il est vrai que le Saint-Esprit ne manque jamais de l’aider, il est également vrai qu’il faut répondre à la grâce du Saint-Esprit, qui ne produit pas automatiquement la sainteté ni l’infaillibilité. S’il est vrai que tout concile peut exercer, en union avec le pape, un magistère infaillible, un concile peut aussi renoncer à exercer ce magistère, pour se placer sur un plan totalement pastoral et, sur ce plan, commettre des erreurs, ce qui a été le cas, à mon avis, quand le concile Vatican II a omis de condamner le communisme. Le concile Vatican II, ne l’oublions pas, a été un concile non pas dogmatique, mais pastoral, ce qui ne signifie pas qu’il ait été dépourvu de magistère, mais son magistère ne peut être considéré comme définitif et infaillible que lorsqu’il a reproposé et explicité, comme il l’a fait souvent, des vérités déjà définies par le magistère ordinaire et extraordinaire de l’Église. Mais le problème qui m’intéresse n’est pas la discussion à propos des textes du concile ; je laisse cette exégèse aux théologiens et avant tout au pape. Le problème qui m’intéresse, en tant que membre de l’Église, c’est de comprendre quelles sont les racines historiques de la crise que nous traversons. Ses racines lointaines, parce que la crise que nous traversons est multiséculaire, mais aussi ses racines proches – parce que la crise actuelle remonte, avant même 1968, à l’époque du concile Vatican II – racines qui ne sont pas nécessairement les 16 documents qui l’ont conclu, mais les mots, les gestes, les omissions des pères conciliaires pendant et après le concile, ainsi que le magistère parallèle, surtout médiatique, qui s’ajoute au magistère authentique du pape et des évêques. Et de même que l’on ne peut pas séparer l’après-concile du concile, de même on ne peut pas séparer le concile de l’avant-concile, parce que la crise n’est pas née le 11 octobre 1962, à l’ouverture du concile, mais qu’elle avait fermenté pendant les pontificats précédents, y compris celui de Pie XII. On m’accuse d’être contre Pie XII, envers qui j’ai une très grande admiration, surtout en ce qui concerne son monumental corpus doctrinal. Mais je ne suis pas le postulateur de sa cause de béatification, je suis un historien et, en tant que tel, je ne peux pas nier que Pie XII ait subi, de la part de certains de ses collaborateurs, une influence négative dans certains domaines, comme ceux de la liturgie ou de l’exégèse. On ne peut nier que son encyclique Humani generis, que je considère comme un excellent document, n’ait pas la force théorique et pratique de l’encyclique Pascendi de saint Pie X. Nous pouvons le dire en restant d’ardents défenseurs de la primauté romaine et de grands admirateurs de Pie XII, parce que l’Église n’a pas peur de la vérité et que l’amour de la vérité naît da la sainte liberté des fils de Dieu (Rm 8, 21). Sinon, nous ne comprendrions pas la vie tempétueuse de l’Église au cours des siècles, jusqu’à nos jours. Aucune tempête, médiatique ou sanglante, ne nous effraie, parce que l’Église est toujours debout dans les tempêtes : les hérésies, les scandales, les révolutions ne l’ont pas ébranlée et n’ont pas arrêté sa marche dans l’histoire. Et un grand historien de l’Église qui n’a pas craint de raconter la vérité, Ludwig von Pastor, écrit, en conclusion de son Histoire des papes, ces mots que je fais miens : « Le rocher de Pierre surmonte les tempêtes de tous les siècles. Ce qui est le plus important, le plus inconcevable dans l’histoire de l’Église du Christ, c’est que les périodes où elle a été le plus profondément humiliée sont aussi celles où elle a manifesté le plus d’énergie et de force invincible, c’est que la mort et la tombe ne sont pas pour elle des signes de la fin mais des symboles de la résurrection, c’est que les catacombes de l’époque primitive et les persécutions antichrétiennes survenues au même moment ne constituent pour elle qu’un titre de gloire. […] En effet le Christ marche encore avec Pierre sur les eaux agitées et on peut donc appliquer aux successeurs de celui-ci la formule : ‘Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam, et portae inferi non praevalebunt adversum eam’ ». (Roberto de Mattei)
…”On m’a reproché de négliger les documents du concile ou de les interpréter en termes de discontinuité par rapport à la Tradition de l’Église”…
Et pourtant, c’est à la lumière de la Tradition que les textes conciliaires doivent être interprêtés, et pas autrement. Tous les textes ambigus (il y en a trop, hélas) ou contraires à la Tradition doivent être rejetés. C’est une constante dans le Magistère de l’Eglise qu’un enseignement passé ne peut en aucun cas être contredit par un enseignement nouveau.
Le dogme EENS (extra Ecclesiam nulla Salus) défini au concile de Latran IV ne pourra JAMAIS être contredit, n’en déplaise à des cohortes de (faux) écuménistes.
Je suis agréablement surpris que Mr De Mattei ait relevé comme moi l’incohérence introduite dès l’ouverture de Vatican II par Jean XXIII consistant à interdire strictement la moindre discussion sur le Communisme pendant le Concile (pour d’obscures raisons propre à ce Pape). Toute tentative en ce sens, il y en eut, fut impitoyablement écartée. Comment un concile, appelé à son de trompe pour traiter des grands défis qui se posaient à l’Eglise au milieu du XXe siècle, pouvait il ainsi délibérément s’ouvrir sur une telle censure? A moins que le Pape Jean n’ait considéré que le Communisme ne posait aucun problème particulier à l’Eglise?
Aucun des média si prompt à dénoncer la liberté de parole, sauf peut-être la presse catholique traditionaliste n’a relevé ce fait étrange.