Les Philippines sont souvent décrites comme le seul bastion catholique d’Asie, héritage direct de plus de trois siècles de colonisation espagnole. Le catholicisme y a façonné l’éducation, la politique et la vie quotidienne, mais il traverse aujourd’hui une crise qui fragilise son autorité morale. Les statistiques nationales indiquent qu’en 2000, 82,3 % de la population se déclarait encore catholique, mais vingt ans plus tard, ce chiffre est tombé à 78,6 %. La baisse peut sembler limitée, mais elle s’accompagne d’une croissance impressionnante des groupes évangéliques, notamment des born again, qui ont doublé leur proportion en passant de 4,1 % à 8,2 % sur la même période.
Cette érosion s’explique par plusieurs facteurs : en premier lieu, les scandales qui ont traversé l’Église catholique romaine aux Philippines. Les accusations de corruption, les affaires d’abus sexuels sont autant de blessures qui ont terni l’image d’une Église longtemps perçue comme intouchable.
S’y ajoutent les attaques frontales de Rodrigo Duterte, président de 2016 à 2022, qui n’hésitait pas à qualifier les évêques de personnes « inutiles » et à appeler à « les tuer », accusant l’Église d’hypocrisie. Ces mots violents, choquants pour beaucoup, ont néanmoins contribué à banaliser la critique d’une institution centrale.
Mais la crise est aussi doctrinale. Sur des sujets de société comme la contraception, l’avortement ou la séparation de l’Église et de l’État, l’institution s’est souvent montrée hésitante, difficilement capable de se moderniser sans se contredire. Pour une partie des fidèles, ce discours incertain paraît donc déconnecté de leurs réalités quotidiennes. Cette perception est un souvenir partagé par nombre de celles et ceux qui l’ont quitté. Une pasteure aujourd’hui âgée de soixante ans raconte son enfance dans une école catholique des années 1960 :
« J’ai étudié dans une école catholique. On nous disait que c’était interdit de fréquenter les protestants. À mes yeux, l’Église de l’époque était fanatique. »
La formation des prêtres illustre également cette lourdeur, d’après celles et ceux qui ont fait le choix de quitter le catholicisme. Devenir prêtre requiert six ou sept années de séminaire, alors que chez les born again, l’appel à devenir pasteur relève d’une conviction personnelle plus que d’un diplôme. Comme le dit l’un d’entre eux : « Ce qui compte, ce n’est pas la durée de la formation, mais la capacité à rassembler autour de chants et de prières. »
Les born again, en particulier les personnes nouvellement converties, soulignent que le culte catholique leur semble parfois figé. L’Église aux Philippines produit par exemple des visuels pour rappeler aux fidèles comment positionner leurs mains pendant la prière, soulignant que seul le prêtre peut orienter sa paume vers le ciel. Pour de nombreux jeunes, la messe paraît froide et distante.
C’est dans ce contexte de fragilisation du catholicisme que les groupes évangéliques ont trouvé un terrain fertile. Les born again se rassemblent dans des Églises de quartier, des groupes de prière. Dans ce modèle, pas de séminaire obligatoire pour le clergé, un culte contemporain, une direction souvent laïque, des petits groupes proches des gens, une implication émotionnelle des fidèles et un enseignement centré sur la Bible. Cette souplesse leur permet d’être mobiles et accessibles.
La théologie héritée du protestantisme des born again accentue cette attractivité aux Philippines. Contrairement au catholicisme, où le Salut repose sur les œuvres et les sacrements, ici il suffit d’accepter Jésus comme son sauveur personnel. Le Salut devient une relation intime, directe, sans médiation. Ce rapport personnel au divin correspond à une société qui s’individualise et dans laquelle les personnes recherchent une foi adaptée à leurs choix de vie. Le relativisme envahit ainsi la société philippine.
Mais, bien au-delà de la théologie, leur méthode missionnaire explique leur succès. Là où l’Église catholique se structure autour de la vie paroissiale, les born again en sortent, organisent des cultes dans les parcs, visitent les prisons, distribuent des repas et des biens de première nécessité dans les quartiers pauvres. Un prêtre diocésain racontait sa frustration : « J’organisais une activité et, comme par hasard, les évangéliques ont programmé la leur le même jour. Ils distribuaient du riz et des petits sachets de shampoing. C’est un peu une manière de forcer l’adhésion. »
La montée des groupes évangéliques, et particulièrement des born again, ne se limite pas à une simple concurrence religieuse. Elle traduit une mutation plus large du paysage social et culturel philippin. Les jeunes générations trouvent dans les rassemblements évangéliques un espace où la foi s’exprime de manière festive et participative. Là où la messe catholique peut sembler distante, les services religieux des born again deviennent de véritables moments de fête, portés par la musique et l’émotion.
Mais il serait exagéré d’annoncer la fin du catholicisme et l’effondrement de la vie paroissiale dans l’archipel. Les processions, les fêtes et les sacrements continuent de rythmer la vie de millions de personnes. Cependant, c’est bien le monopole catholique qui semble ébranlé. Une recomposition religieuse est en marche : le catholicisme doit désormais coexister avec une pluralité d’expressions chrétiennes, dont les born again sont l’une des plus dynamiques.
Le cardinal Tagle, né le 21 juin 1957 à Manille, a été archevêque de Manille et depuis le 5 juin 2022, il est pro-préfet du dicastère pour l’évangélisation.