Citons un passage du discours du Saint-Père Léon XIV aux parlementaires à l’occasion du Jubilé des pouvoirs publics :
« Pour avoir […] un point de référence unifié dans l’action politique, au lieu d’exclure a priori, dans les processus de décision, la prise en compte de la transcendance, il sera utile de chercher en elle ce qui unit tout le monde. À cette fin, une référence indispensable est la loi naturelle, non écrite par la main de l’homme, mais reconnue comme valable universellement et en tout temps, qui trouve sa forme la plus plausible et la plus convaincante dans la nature elle-même. [La loi naturelle, universellement valable au-delà d’autres convictions de caractère plus discutable, constitue la boussole qui permet de s’orienter pour légiférer et agir, en particulier sur des questions éthiques délicates qui se posent aujourd’hui de manière beaucoup plus convaincante que par le passé, touchant au domaine de l’intimité personnelle.
Prenons exemple sur ces intéressantes réflexions du Pape pour rappeler le lien nécessaire entre la loi humaine et la loi naturelle selon la pensée de saint Thomas d’Aquin, pensée qui a manifestement inspiré le Saint-Père. À ces deux lois est subordonnée la loi éternelle, que Thomas définit comme « la raison de la sagesse divine [qui] conduit toutes choses à leur fin propre » (Summa Theologiae, I-II, q. 93, a. 1 c.). En substance, lorsque Dieu crée quelque chose ou quelqu’un, il lui imprime également une ou plusieurs fins. Cet ensemble de fins est appelé nature : « la nature est une fin » (« ἡ δὲ φύσις τέλος ἐστίν »), explique Aristote (cf. Politique, I, 2, 1252b, 32-34).
Notre nature, par exemple, s’exprime comme un faisceau d’inclinations qui tendent vers la vie, la santé, la propriété, la connaissance, la socialité, Dieu, etc. (cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, I-II, q. 94, a. 2 c). Il s’agit donc des fins naturelles de l’homme, qui lui sont intrinsèques. L’homme avec son intellect découvre ces fins en lui-même et les juge bonnes, les qualifie de biens parce qu’elles profitent à l’homme, elles sont exactement ce que sa nature exige. Il doit donc agir conformément à ces fins, conformément à sa nature : d’où l’interdiction de se suicider ou de tuer des innocents et le commandement de protéger la vie ; l’interdiction de vivre dans l’erreur et le commandement de rechercher la vérité ; l’interdiction d’être athée et le commandement de rechercher Dieu ; etc. Ces ensembles d’interdictions et de commandements sont résumés dans l’expression « droit naturel » : un ensemble de principes opérationnels (droit) dérivés de la nature humaine (naturelle).
Quelle est la mission du gouvernant ? Protéger et accroître le bien commun (cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, I-II, q. 90, a. 4). Qu’est-ce que le bien commun ? Il existe plusieurs définitions valables, mais nous en choisissons une ici parce qu’elle est très pertinente : le bien commun est l’ensemble des conditions qui permettent aux individus et aux communautés de vivre selon la loi naturelle, c’est-à-dire de vivre vertueusement (cf. Concile Vatican II, Gaudium et spes, n° 26).
Si la finalité du droit humain est de permettre aux individus de vivre selon les prescriptions de la loi naturelle, cela implique que le droit positif doit s’inspirer de la loi naturelle et lui est donc hiérarchiquement subordonné. Le souverain doit donc, pour ses choix à caractère public, utiliser le droit naturel comme paradigme opérationnel, en déclinant les principes généraux du droit naturel dans le droit positif limité à ce qui relève du bien commun (tout comme le citoyen doit décliner les principes du droit naturel dans sa vie privée, dans sa conduite privée). Ainsi, le droit humain a un rapport de dépendance avec le droit naturel (mais le droit naturel a aussi besoin du droit positif à certains égards) et y trouve les éléments indispensables à l’accomplissement de sa propre tâche, qui est la protection du bien commun.
C’est pourquoi il est du devoir du gouvernant, par exemple, d’interdire le meurtre, le vol, l’enlèvement, car sans la protection sanctionnée de l’État pour dissuader de tels actes, il serait plus difficile pour l’individu de protéger sa vie, sa propriété et sa liberté personnelle, autant de biens/finesses de la loi naturelle. C’est pourquoi l’État doit ordonner aux gens de payer des impôts, d’éduquer leurs enfants, etc., car sans ces ordres, les citoyens les plus malfaisants ne contribueraient pas économiquement au bien commun et n’éduqueraient pas leurs enfants.
La référence courageuse du Pape à la « sphère de l’intimité personnelle » signifie que tous les choix privés et très privés des citoyens ne doivent pas échapper à l’examen du législateur. Certains de nos choix touchent en effet à la fois à l’intimité personnelle et au bien public, et dans ce cas, l’intervention de l’État ne doit pas consister à avaliser a priori tout choix simplement parce qu’il est personnel, mais à l’évaluer au regard du critère du bien commun et donc de la loi naturelle. S’il respecte l’un et l’autre, il doit être encouragé, sinon interdit et donc sanctionné. Ainsi, nous avertit implicitement Léon XIV, le fameux principe de la protection de la vie privée selon l’article 10 de la Convention d’Oviedo ne peut pas devenir une foire d’empoigne, une immunité morale, une zone libre pour faire ce que l’on veut et donc pour exiger de l’État la légitimation de l’avortement, de l’euthanasie, du « mariage » homosexuel, etc. Même les choix effectués dans la sphère de la vie privée, lorsqu’ils portent atteinte au bien commun et sont donc contraires à la loi naturelle, doivent être interdits. C’est ce que le Pape a rappelé aux parlementaires italiens et à nous tous.
Nous sommes bien loin de la confusion du relativisme répandu au sein de milieux ecclésiaux et dont l’affaire Marine Rosset ne constitue qu’un soubresaut (nous attendons toujours la réaction de Mgr Bozo sur ce sujet).