Une grande solennité s’est levée sur le monde : la Fête-Dieu, ainsi l’ont appelée nos pères ; vraiment fête de Dieu, mais aussi fête de l’homme, étant la fête du Christ-médiateur présent dans l’Hostie pour donner Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. L’union divine est l’aspiration de l’humanité ; à cette aspiration, ici-bas même, Dieu a répondu par une invention du ciel. L’homme célèbre aujourd’hui cette divine merveille.
Contre cette fête toutefois et son divin objet, des hommes ont répété la parole déjà vieille : Comment ces choses peuvent-elles se faire ? Et la raison semblait justifier leurs dires contre ce qu’ils appelaient les prétentions insensées du cœur de l’homme. Tout être a soif de bonheur, et cependant, et pour cela même, n’aspire qu’au bien dont il est susceptible ; car c’est la condition du bonheur de ne se rencontrer que dans la pleine satisfaction du désir qui le poursuit. De là vient qu’au commencement, la divine Sagesse préparant les cieux, creusant les abîmes, équilibrant la terre et composant toutes choses avec la Toute-Puissance, distribua inégalement la lumière et la vie dans ce vaste univers, et mesura ses dons aux destinées diverses ; plaçant l’harmonie du monde dans ce rapport parfait des divers degrés d’être avec les fins variées des créatures, sa bonté prévoyante adapta les besoins, l’instinct, le désir de chacune à leur nature propre, et n’ouvrit pas en elles des aspirations que celle-ci ne saurait satisfaire. La poursuite du bien et du beau, la recherche de Dieu, loi impérieuse de toute nature intelligente et libre, ne doit-elle pas s’arrêter en conséquence, elle aussi, aux proportions finies de cette nature même ? N’arriverait-il pas autrement que le bonheur fût placé, pour quelques êtres, en des jouissances que leurs facultés créées ne peuvent atteindre ?
Quelque étrange que puisse paraître une telle anomalie, elle existe pourtant : l’humanité, dans tous les âges, par ses tendances les plus universelles, les mieux constatées, par toutes ses religions vraies ou fausses, en rend témoignage. Comme tout ce qui vit autour de lui, l’homme a soif de bonheur ; et cependant, seul sur cette terre, il sent en lui des aspirations qui dépassent immensément les bornes de sa fragile nature. Tandis que, docilement rangés sous le sceptre remis en ses mains par l’Auteur du monde, les humbles hôtes de sa royale demeure accomplissent dans la pleine satisfaction de tout désir rempli leurs services divers, le roi de la création ne peut trouver dans le monde de contrepoids à l’irrésistible impulsion qui l’entraîne au delà des frontières de son empire et du temps, vers l’infini. Dieu même se révélant à lui, par ses œuvres, d’une façon correspondante à sa nature créée ; Dieu cause première et fin universelle, perfection sans limites, beauté infinie, bonté souveraine, objet bien digne de fixera jamais en les comblant son intelligence et son cœur : Dieu ainsi connu, ainsi goûté, ne suffit pas à l’homme. Cet être de néant veut l’infini dans sa substance ; il soupire après la face du Seigneur et sa vie intime. La terre n’est à ses yeux qu’un désert sans issue, sans eau pour étancher sa soif brûlante ; dès l’aurore, son âme veille, affamée du Dieu qui peut seul calmer ces ardeurs, et sa chair même éprouve vers lui d’ineffables tressaillements. « Comme le cerf, s’écrie-t-il, aspire après l’eau des fontaines, ainsi mon âme aspire a. après vous, ô Dieu ! Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant. Oh ! Quand viendrai-je, quand paraîtrai-je devant la face de Dieu ? Mes larmes sont devenues mon pain du jour et de la nuit ; on médit tous les jours : Où est ton Dieu ? J’ai repassé leurs injures, j’ai répandu mon âme au dedans de moi-même. Mais je passerai jusqu’au lieu du tabernacle admirable, jusqu’à la maison de Dieu. Voix d’allégresse et de louange ! C’est l’écho du festin. Pourquoi es-tu triste, mon âme ? Pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu, parce que je le louerai encore : il est le salut que verra mon visage, il est mon Dieu ».
Enthousiasme étrange assurément pour la froide raison ; prétentions, semble-t-il, vraiment insensées ! Cette vue de Dieu, cette vie divine, ce festin dont Dieu même serait l’aliment, l’homme fera-t-il jamais que ces sublimités ne demeurent infiniment au-dessus des puissances de sa nature, comme de toute nature créée ? Un abîme le sépare de l’objet qui l’enchante, abîme qui n’est autre que l’effrayante disproportion du néant à l’être. L’acte créateur dans sa toute-puissance ne saurait à lui seul combler l’abîme ; et pour que la disproportion cessât d’être un obstacle à l’union ambitionnée, il faudrait que Dieu même franchît la distance et daignât communiquer à ce rejeton du néant ses propres énergies. Mais qu’est donc l’homme, pour que l’Être souverain dont la magnificence est au-dessus des cieux abaisse jusqu’à lui leurs hauteurs ?
Mais alors aussi, qui donc a fait du cœur humain ce gouffre béant que rien ne saurait remplir ? Lorsque les cieux racontent la gloire de Dieu, et les œuvres de ses mains la sagesse et la puissance de leur auteur, d’où vient en l’homme un tel manque d’équilibre ? Le poids, le nombre et la mesure auraient-ils fait défaut pour lui seul au suprême ordonnateur ? Et celui qui devait être le chef-d’œuvre de la création, comme il en est le couronnement et le roi, ne serait-il qu’une de ces œuvres manquées accusant par leur défaut de proportions la lassitude ou l’impuissance de l’ouvrier ? Loin de nous un tel blasphème ! Dieu est amour », nous dit saint Jean ; et l’amour est le nœud du problème qui se dresse, aussi insoluble qu’inévitable, en face de la philosophie réduite à ses seules forces.
Dieu est amour ; et la merveille n’est pas que nous ayons aimé Dieu, mais qu’il nous ait lui-même prévenus d’amour. Mais l’amour appelle l’union, et l’union veut des semblables. O richesses de la divine nature en laquelle s’épanouissent, également infinis, Puissance, Sagesse et Amour, constituant dans leurs sublimes relations la Trinité auguste qui, depuis Dimanche, darde sur nous ses feux ! O profondeurs des divins conseils, où ce que veut l’Amour sans bornes trouve en la Sagesse infinie de sublimes expédients qui font la gloire de la Toute-Puissance !
Gloire à vous tout d’abord, Esprit-Saint, dont le règne à peine commencé illumine de tels rayons nos yeux mortels, qu’ils analysent ainsi les éternels décrets ! Au jour de votre Pentecôte, une loi nouvelle, toute de clartés, a remplacé l’ancienne et ses ombres. La loi du Sinaï, le pédagogue qui préparait à la vraie science et régissait l’enfance du monde, a reçu nos adieux : la lumière a brillé par la prédication des saints Apôtres ; et les fils de lumière, émancipés, connaissant Dieu, connus de lui, s’éloignent toujours plus chaque jour des maigres et infirmes éléments du premier âge. A peine s’achevait, Esprit divin, la triomphante Octave où l’Église célébrait avec votre avènement sa propre naissance : et déjà, empressé pour la mission reçue par vous de rappeler à l’Épouse les leçons du Seigneur, vous présentiez aux regards de sa foi le sublime et radieux triangle dont la contemplation ravit nos âmes éperdues dans l’adoration et la louange. Mais le premier des grands mystères de notre foi, le dogme sans fond de la très sainte Trinité, ne représentait pas l’économie entière de la révélation chrétienne ; vous aviez hâte d’étendre, avec le champ de vos enseignements, les horizons de la foi des peuples.
Dom Prosper Gueranger (Introibo.fr)