C’est le thème du discours du pape à la Curie romaine à l’occasion des voeux de Noël :
[…] La Curie Romaine est composée de plusieurs communautés de travail, plus ou moins complexes ou nombreuses. En pensant à une piste de réflexion qui puisse profiter à la vie communautaire dans la Curie et ses diverses articulations, j’ai choisi cette année un aspect qui s’inscrit bien dans le Mystère de l’Incarnation, et vous comprendrez vite pourquoi.
J’ai pensé au fait de dire du bien des autres et de ne pas en dire du mal. C’est un sujet qui nous concerne tous, même le Pape – évêques, prêtres, personnes consacrées, laïcs – et sur lequel nous sommes tous égaux. Pourquoi ? Parce qu’il touche à notre humanité.
Cette attitude, qui consiste à dire du bien et à ne pas dire du mal, est l’expression de l’humilité, et l’humilité est le trait essentiel de l’Incarnation, en particulier du mystère de la Nativité que nous nous apprêtons à célébrer. Une communauté ecclésiale vit dans une harmonie joyeuse et fraternelle dans la mesure où ses membres marchent sur la voie de l’humilité, en renonçant à penser du mal et à dire du mal des autres.
Saint Paul, écrivant à la communauté de Rome, dit : « Bénissez et ne maudissez pas » (Rm 12, 14). Nous pouvons également comprendre l’exhortation de la manière suivante : “Dites du bien et ne dites pas du mal” des autres, dans notre cas les personnes qui travaillent au bureau avec nous, les supérieurs, les collègues, tout le monde. Dites du bien et non du mal
La voie de l’humilité : s’accuser soi-même
Comme je l’ai fait il y a une vingtaine d’années, à l’occasion d’une Assemblée diocésaine à Buenos Aires, je propose aujourd’hui également à chacun d’entre nous, afin de pratiquer cette voie de l’humilité, de s’exercer à s’accuser soi-même, selon les enseignements des anciens maîtres spirituels, en particulier Dorothée de Gaza. Oui, précisément de Gaza, ce lieu aujourd’hui synonyme de mort et de destruction, mais qui est une ville très ancienne, où des monastères et des figures lumineuses de saints et maîtres ont fleuri dans les premiers siècles du christianisme. Dorothée est l’un d’entre eux. Dans le sillage des Pères comme Basile et Évagre, il a édifié l’Église avec des instructions et des lettres pleines de sève évangélique. Aujourd’hui, en nous mettant nous aussi à son école, nous pouvons apprendre l’humilité de nous accuser nous-mêmes pour ne pas dire du mal du prochain. Parfois, dans le langage courant, lorsque quelqu’un critique, l’autre pense : “Et chez toi comment ça va ?” [“De quelle chaire vient le sermon !”]. C’est le langage de tous les jours.
Dans l’une de ses instructions, Dorothée dit : « Si un malheur arrive à une personne humble, elle se reprend aussitôt et juge qu’elle l’a mérité. Et elle ne se permet pas de faire des reproches aux autres ou de blâmer qui que ce soit. Elle supporte tout simplement, sans trouble, sans angoisse, en toute tranquillité. L’humilité ne s’irrite ni n’irrite personne » (Dorothée de Gaza, Oeuvres spirituelles, Paris 1963, n° 30).
Et encore : « Ne cherche pas à connaître le mal de ton prochain, et ne nourris pas de soupçons contre lui. Et si notre malice les fait naître, tâche de les transformer en bonnes pensées » (ibid., n. 187).
S’accuser soi-même est un moyen, mais il est indispensable : c’est l’attitude de base dans laquelle peut s’enraciner le choix de dire “non” à l’individualisme et “oui” à l’esprit communautaire et ecclésial. En effet, celui qui pratique la vertu de s’accuser et la pratique avec constance, se libère des soupçons et de la méfiance et laisse la place à l’action de Dieu, le seul qui crée l’union des cœurs. Ainsi, si chacun progresse sur cette voie, une communauté dans laquelle tous sont gardiens les uns des autres et marchent ensemble dans l’humilité et la charité peut naître et grandir. Quand on voit un défaut chez une personne, on ne peut en parler qu’à trois personnes : à Dieu, à la personne elle-même et, si on ne peut pas le faire avec elle, à ceux qui, dans la communauté, peuvent prendre soin d’elle. Et personne d’autre.
Nous nous demandons alors : qu’est-ce qui se trouve à la base de ce style spirituel de s’accuser soi-même ? À la base, se trouve l’abaissement intérieur, déterminé par le mouvement du Verbe de Dieu, la synkatabasis, la condescendance. Le cœur humble s’abaisse comme celui de Jésus, que nous contemplons ces jours-ci dans la Crèche.
Face au drame de l’humanité si souvent opprimée par le mal, que fait Dieu ? Se dresse-t-il dans sa justice et fait-il tomber la condamnation d’en haut ? C’est ce qu’attendaient, en un sens, les prophètes, jusqu’à Jean le Baptiste. Mais Dieu est Dieu, ses pensées ne sont pas nos pensées, ses voies ne sont pas nos voies (cf. Is 55, 8). Sa sainteté est divine et donc paradoxale à nos yeux. Le mouvement du Très-Haut est de s’abaisser, de se faire petit, comme une graine de moutarde, comme un germe d’homme dans le sein d’une femme. Invisible. C’est ainsi qu’Il commence à prendre sur lui la masse énorme, insupportable, du péché du monde.
À ce mouvement de Dieu correspond, en l’homme, l’accusation de soi-même. Ce n’est pas avant tout un fait moral : c’est un fait théologal – comme toujours, comme dans toute la vie chrétienne – ; c’est un don de Dieu, l’œuvre de l’Esprit Saint, et c’est à nous de nous y conformer, de faire nôtre le mouvement de Dieu, de l’assumer, de l’accueillir. C’est ce qu’a fait la Vierge Marie qui ne pouvait rien se reprocher mais qui s’est laissée pleinement impliquer dans l’abaissement de Dieu, dans le dépouillement de son Fils, dans la descente de l’Esprit Saint. En ce sens, l’humilité pourrait être qualifiée de vertu théologale.
Cela nous aide à nous abaisser, de nous présenter au sacrement de la réconciliation. Cela nous aide. Chacun peut se demander : quand est-ce que je me suis confessé pour la dernière fois ?
En passant, je voudrais mentionner une chose. J’ai parlé plusieurs fois du bavardage. C’est un mal qui détruit la vie sociale, qui rend le cœur malade et qui ne mène à rien. Les gens le disent très bien : « Le bavardage n’est rien ». Faites attention à cela.
Bénis, nous bénissons
Chers frères et sœurs, l’incarnation du Verbe nous montre que Dieu ne nous a pas maudits, mais qu’Il nous a bénis.
De plus, elle nous révèle qu’en Dieu il n’y a pas de malédiction, mais seulement et toujours bénédiction.
Certaines expressions des Lettres de sainte Catherine de Sienne me viennent à l’esprit, comme, par exemple, celle-ci : « Il semble qu’il ne veuille pas se souvenir des offenses que nous lui faisons ; et il ne veut pas nous damner éternellement, mais toujours faire miséricorde » (Lettre n° 15). Nous devons parler de la miséricorde.
Mais il faut surtout se référer à saint Paul, à l’ouverture vertigineuse de l’hymne de la Lettre aux Éphésiens : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ ! Il nous a bénis et comblés des bénédictions de l’Esprit, au ciel, dans le Christ » (1, 3).
Tel est le fondement de notre “dire du bien” : nous sommes bénis et, en tant que tels, nous pouvons bénir. Nous sommes bénis e pour cela nous pouvons bénir.
Nous avons tous besoin de nous immerger dans ce mystère, autrement nous risquons de nous dessécher et de devenir comme ces canaux secs qui ne transportent même plus une seule goutte d’eau. Et le travail de bureau, ici dans la Curie, est souvent aride et dessèche à la longue, si l’on ne se recharge pas avec des expériences pastorales, avec des moments de rencontre, de relations amicales, dans la gratuité. Concernant les expériences pastorales, je demande particulièrement au jeunes s’ils ont une expérience pastorale : c’est très important. C’est surtout pour cela que nous avons besoin de faire les Exercices Spirituels chaque année : pour nous immerger dans la grâce de Dieu, pour nous immerger totalement. Nous laisser “imprégner” par l’Esprit Saint, par l’eau vivifiante dans laquelle chacun de nous est voulu et aimé « dès le commencement ». Alors, oui, si notre cœur est immergé dans cette bénédiction originelle, alors nous sommes capables de bénir tout le monde, même ceux qui nous sont antipathiques, c’est une réalité ; bénir aussi les antipathiques, même ceux qui nous ont maltraités.
Le modèle à suivre, comme toujours, est notre Mère, la Vierge Marie. Elle est, par excellence, la Bénie. C’est ainsi qu’Élisabeth la salue lorsqu’elle l’accueille chez elle : « Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni » (Lc 1, 42). C’est ainsi que nous nous tournons vers elle dans l’Ave Maria. En elle s’est réalisée cette “bénédiction spirituelle dans le Christ”, certes “au ciel”, avant le temps, mais aussi sur la terre, dans l’histoire, lorsque le temps a été “rempli” de la présence du Verbe incarné (cf. Ga 4, 4). C’est Lui la bénédiction. Il est le fruit qui bénit le sein ; le Fils qui bénit la Mère : « fille de ton Fils », écrit Dante, « humble et plus grand qu’une créature ». C’est ainsi que Marie, la Bénie, a apporté au monde la Bénédiction qu’est Jésus. Il y a un tableau, que j’ai dans mon bureau, qui est vraiment la synkatabasis. Il y a la Vierge avec ses mains comme si c’était un petit escalier, et l’Enfant descend sur cet escalier. L’Enfant dans une main a la Loi et avec l’autre il s’accroche à sa mère pour ne pas tomber. Telle est la fonction de la Vierge : porter son Fils. Et c’est ce qu’elle fait dans nos cœurs.
Artisans de bénédiction
Sœurs, frères, en regardant Marie, image et modèle de l’Église, nous sommes amenés à considérer la dimension ecclésiale du dire du bien. Et dans notre contexte, je voudrais la résumer ainsi : dans l’Église, signe et instrument de la bénédiction de Dieu pour l’humanité, nous sommes tous appelés à devenir des artisans de bénédiction. Pas seulement ceux qui bénissent, mais des artisans de cela : enseigner, vivre en tant qu’artisans pour bénir.
Nous pouvons imaginer l’Église comme un grand fleuve qui se divise en mille et un ruisseaux, torrents, rivières – un peu comme le bassin de l’Amazone – pour irriguer le monde entier avec la bénédiction de Dieu, qui découle du Mystère pascal du Christ.
L’Église nous apparaît ainsi comme l’accomplissement du projet que Dieu a révélé à Abraham dès le premier instant où il l’a appelé à quitter le pays de ses pères. Il lui dit : « Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai. […] En toi seront bénies toutes les familles de la terre » (Gn 12, 2-3). Ce dessein préside à toute l’économie de l’alliance de Dieu avec son peuple, qui est “élu” non pas dans un sens qui exclut, mais au contraire dans le sens que nous dirions “sacramentel” au sens catholique : c’est-à-dire en faisant en sorte que le don singulier parvienne à tous par l’exemple, mieux, par le témoignage et le martyre.
Ainsi, dans le mystère de l’Incarnation, Dieu a béni chaque homme et chaque femme qui vient au monde, non pas par un décret descendu du ciel, mais à travers la chair, à travers la chair de Jésus, l’Agneau béni né de la Marie bénie (cf. saint Anselme, Disc. 52).
J’aime penser à la Curie romaine comme à un grand atelier dans lequel il y a beaucoup de tâches différentes, mais où tous travaillent dans le même but : dire du bien, répandre la bénédiction de Dieu et de notre Mère l’Église dans le monde.
Je pense en particulier au travail caché du “minutante” – j’en vois quelques-uns ici qui sont bons, merci ! – qui prépare une lettre dans son bureau, pour qu’un malade, une mère, un père, un prisonnier, une personne âgée, un enfant reçoive la prière et la bénédiction du Pape. Merci pour cela, car je signe ces lettres. Et qu’est-ce que c’est ? N’est-ce pas être des artisans de la bénédiction ? Les “minutanti” sont des artisans de bénédiction. On m’a raconté qu’un saint prêtre qui a travaillé il y a longtemps à la Secrétairerie d’État avait fixé à derrière la porte de son bureau un papier sur lequel on pouvait lire : “Mon travail est humble, humilié, humiliant”. Un regard un peu trop négatif, mais qui contient une part de vrai et de bon. Je dirais que c’est l’expression du style typique de l’artisanat de la Curie, à comprendre toutefois dans un sens positif : l’humilité comme voie du dire du bien. Le chemin de Dieu qui, en Jésus, s’abaisse et vient habiter notre condition humaine, et ainsi nous bénit. Et je peux le témoigner : dans la dernière encyclique, sur le Sacré-Cœur, que le Cardinal Re a mentionnée, combien ont travaillé ! Combien! Les brouillons allaient, revenaient… beaucoup, beaucoup, avec de petites choses.
Chers amis, il est beau de penser qu’à travers le travail quotidien, surtout le travail le plus caché, chacun de nous peut contribuer à apporter la bénédiction de Dieu dans le monde. Mais en cela, nous devons être cohérents : nous ne pouvons pas écrire des bénédictions et ensuite dire du mal d’un frère ou d’une sœur, cela détruit la bénédiction. Voici donc mon souhait : que le Seigneur, né pour nous dans l’humilité, nous aide à être toujours des femmes et des hommes qui disent du bien.