Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la Conférence des évêques de France, est interrogé sur Vaticannews, à propos de la constitutionnalisation de l’avortement :
Je pense que ni l’un ni l’autre [ndlr, Congrès de Versailles ou référendum] ne serait la bonne manière de faire, parce que c’est un sujet trop sérieux, trop grave et qui mérite beaucoup de réflexion et d’humilité pour pouvoir discerner quel serait le mieux dans un cadre législatif, et d’autant plus si on choisit le cadre constitutionnel. Cela mérite une grande prudence. Quelle est la méthode qui donnerait le plus de prudence et le plus de capacité de réfléchir, d’écouter, de discerner, de débattre ? Je ne sais pas si c’est le référendum, ni si c’est le Congrès [du Parlement] à Versailles. Dans tous les cas, cela ne peut pas se faire à la légère et à la rapide. Il faudrait organiser un authentique débat. Ce ne peut être une option politique dont on discute sur une table, en dépendant d’une majorité. C’est une réflexion d’humanité et de conscience qui concerne toute une société. Toute la société devrait s’engager au sujet de ce que Simone Veil appelle «un drame et qui restera toujours un drame».
En décembre dernier, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France a exprimé son inquiétude face à ce choix du président Macron. L’inquiétude est également votre sentiment ?
Oui, c’est une lourde inquiétude. Je ne sais pas ce que cela signifiera pour une société d’avoir inscrit dans sa Constitution le droit à l’IVG. Nous serions quasiment le seul État au monde à avoir inscrit un tel droit dans notre Constitution. Parmi les pays européens, nous sommes le seul pays où le nombre d’avortements ne cesse de grandir chaque année. Il est deux fois plus élevé qu’en Allemagne et je ne pense pas qu’inscrire dans la Constitution la liberté d’accès à l’IVG supprimera le fait que ce soit «toujours un drame». Et du coup, qu’est-ce qu’on va faire de ce «drame» ? Comment va-t-on en parler ? Est-ce qu’inscrire ce droit dans la Constitution garantit la liberté d’expression au sujet de l’IVG ? Est-ce que cela garantit le fait qu’on puisse débattre de cette délicate question ? Est-ce que ça garantit la clause de conscience des médecins ou des soignants qui refuseraient de participer à un acte d’avortement, ou qui, dans leur écoute d’une personne se posant la question d’avorter ou non, donneraient avec un grand respect de sa liberté un conseil allant dans le sens de ne pas recourir à l’IVG, en proposant une alternative ? Est-ce que cette inscription du droit à l’IVG dans la Constitution permettra une véritable liberté d’expression et permettra d’engager un débat sérieux au sein de notre société, ou dans une institution de santé ? J’en doute, d’où mon inquiétude. Bien que ce soit de façon indirecte, risquer de toucher à la liberté d’expression, à la liberté de pouvoir débattre sur un sujet aussi grave, c’est inquiétant !
Est-ce que vous jugez problématique ou inapproprié le fait d’inscrire un sujet de société dans la Constitution ?
Bien sûr, à quoi sert la Constitution si on y met des libertés de ceci ou de cela qui sont affichées comme des droits quand il s’agit de problématiques sociétales ? Au lieu de servir la vie de la société et son débat, elle devient un instrument pour clore le débat ! Peut-être que dans le fond, c’est parce que l’IVG est un débat extrêmement difficile qu’on n’arrive pas à avoir parce qu’on ne sait pas par quel bout le prendre, qu’on s’en débarrasse en dogmatisant un principe dans la Constitution: l’IVG est un droit, fermer le ban ! Comme si on faisait du simplisme, au lieu de conserver la complexité du réel, et donc la nécessaire complexité de ce débat en en protégeant la tenue dans le dialogue avec ses points de vue contradictoires. De fait, on n’arrive pas à mener ce débat en France, parce qu’on le mène uniquement à partir d’une seule idée qu’est la vie privée de la femme et son autonomie. Pourtant, le réel est autre. Des études précises montrent que souvent ce sont des déterminismes sociaux qui provoquent à l’avortement, par exemple la pauvreté. Ces déterminismes sont en quelque sorte des contraintes, parfois non reconnues. La problématique de l’avortement concerne la société tout entière, les mineurs et les majeurs, avec parfois des situations complexes et très douloureuses. Comment se fait-il qu’en France, le nombre d’avortements augmente alors que dans les autres pays européens, le nombre a tendance à diminuer ? Certains pays voient diminuer ce nombre par une prévention sociale déterminée sans aucunement restreindre les conditions d’accès à l’IVG. Nous sommes bien en face d’une vraie question de société ! C’est comme si on ne savait pas par quel bout la prendre, et du coup, pour ne pas en discuter, en débattre, on la met dans la Constitution. Cela apparaît comme un aveu de faiblesse sur notre capacité à débattre sereinement au sujet de l’IVG.
La présidente d’alliance Vita, dans un communiqué, explique que ces femmes «n’avortent pas librement et par choix, mais sous la contrainte et par défaut d’alternative». Est-ce que vous avez l’impression qu’en inscrivant la liberté de recourir à l’avortement dans la Constitution française, les autorités se trompent de priorités ?
La vraie priorité, c’est de garantir que tout le monde dans la société soit engagé dans le respect de la vie humaine et dans l’aide des personnes les plus fragilisées. Nous sommes une société de la relation sociale. Nous ne sommes pas une société d’êtres humains autonomes, les uns à côté des autres, comme si chacun était une tour d’ivoire inaccessible. Nous sommes une société de la relation sociale, de la relation humaine, de la rencontre. Toute société est ainsi ! Et cette relation sociale, cette relation humaine et cette rencontre postulent que nous prenions tous soin du plus fragile. Et prendre soin du plus fragile, dans le cas qui nous occupe, c’est prendre soin de la femme qui est confrontée à ce choix, quelles que soient les circonstances ou les raisons qui provoquent ce choix. Comme l’a dit Simone Veil, c’est «toujours un drame». N’occultons pas la souffrance de femmes qui y sont confrontées. Précisément, si nous sommes une société de la relation sociale, de la relation humaine et de la rencontre, évidemment, on vient au secours de quelqu’un qui vit un drame. C’est tout simplement le bon Samaritain ! J’ai été frappé que dans un texte du Conseil d’État, la parabole du bon Samaritain ait été citée. Il me semble qu’il y a là quelque chose de très fondamental. L’État français devrait conduire la société à prendre ensemble ce problème à bras le corps. Or là, on risque d’en priver la société en faisant de l’IVG un droit constitutionnel.
Au point où nous en sommes, comment faire revivre ce débat auquel les autorités renoncent selon vous ?
Puisqu’il s’agit d’un acte juridique dans la Constitution, il faut que des juristes s’expriment, car il y a des contradictions dans le droit. Par exemple, l’article seize de notre code civil dit que la loi garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. Ça, c’est le principe «organisateur» et du coup l’IVG devient une exception, ce que pensait d’ailleurs Simone Veil. Mais qu’est ce qui se passe quand l’IVG est inscrit dans la Constitution et devient comme un principe ? Cela voudrait-il dire que le droit à la vie devient une exception ? Donc il faut que les juristes travaillent et s’expriment.
Deuxièmement, il me semble les personnes sur le terrain pourraient s’exprimer, notamment des personnes qui accompagnent [l’IVG] d’une manière médicale, comme les soignants, mais aussi des psychologues ou des psychiatres.
Enfin, les autorités religieuses, avec leur tradition de sagesse toujours pensée sur la base de l’expérience et pour le bien des personnes, de leurs relations et de leur liberté, pourraient s’exprimer de différentes manières selon leur religion, pour dire à quel point c’est essentiel dans une société d’être une société de la vie. Une société où la culture de la vie avance, où on est dans la protection du plus fragile, du plus petit. Une société où on est dans l’accompagnement et non pas une société qui règle un problème difficile par un droit dans la Constitution. Quel est donc l’avenir d’une société où 1/5ème des grossesses s’achèvent avec l’avortement ?
L’Église est appelée à prendre la parole, au même titre d’ailleurs que les autres confessions, vous l’avez évoqué. Que fait l’Église pour accompagner ces femmes qui sont en proie à ce drame de l’avortement ?
Je suis émerveillé quand j’entends les aumôniers. Ce sont des personnes sur le terrain qui accompagnent les femmes et parfois les couples qui se posent la question de l’avortement ou non. Ces aumôniers proposent un accompagnement sans aucun jugement. Quand on prend le temps d’écouter ces personnes engagées dans les aumôneries, on voit que du bien se fait dans cet accompagnement qui éveille à la vraie liberté, à un choix avec le moins de contraintes possibles. Pourquoi ? Parce que le débat est ouvert, il n’est pas empêché. Il n’y a pas de peur à avoir ce débat, cette écoute et cet échange de paroles. La souffrance est entendue. Il me semble que là, quelque chose de tout à fait remarquable se fait pour le bien des personnes.
Des mouvements accueillent des femmes qui souvent sont seules devant ce choix entre garder l’enfant ou avorter. Face à cet isolement devant le choix, cet accueil fait du bien en permettant à une personne de pouvoir parler, s’exprimer en confiance, dire son angoisse devant ce choix.
Enfin, accueillir des femmes, voire des couples, qui ont pratiqué l’avortement, c’est important. Elles viennent librement pour vivre un chemin parce qu’elles portent une blessure. On le sait, le «drame» de l’IVG n’est pas sans conséquence. Cet accompagnement permet comme une résurrection du lien maternel avec l’enfant qui, bien sûr, a disparu, et dont nous croyons qu’il est toujours vivant dans la foi chrétienne. Cette réconciliation avec soi-même suscite une vraie guérison de la femme qui retrouve, si je peux dire, une pacification dans sa liberté de femme. Cela peut être également vrai pour le père qui a fait pression pour qu’il y ait avortement.
Quel message pour l’Église si la liberté de recourir à l’avortement est bien inscrite dans la Constitution française ?
Rien n’empêchera la compassion, l’écoute, le dialogue sur le terrain. C’est beau et grand de vivre la compassion, la vraie compassion de l’écoute et du dialogue, et je pense qu’aucun Français ne se sentira privé d’être appelé à la compassion alors même qu’il peut y avoir une inscription dans la Constitution. Je ne pense pas que cette inscription du droit à l’IVG puisse gérer l’authentique liberté des personnes à vivre ce que nous indique le bon Samaritain. Ce n’est pas la Constitution qui donne du prix à nos libertés, c’est la liberté humaine à vivre l’entraide fraternelle qui donne du prix à notre Constitution.
Dans Evangelii Gaudium, le Pape explique que défendre les enfants à naître est lié absolument à la défense des droits humains. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’il veut dire par là ?
Ou bien la personne est un être humain sacré, quelle que soit sa condition de vie, et mérite ainsi d’être toujours considérée avec sa dignité inamissible, ou bien c’est à géométrie variable. Voilà que le plus petit, qui est précisément l’être humain dans le sein de sa mère, mérite d’être considéré comme ayant la dignité d’une personne, et donc toucher à cet être humain sans le respecter, sans le considérer, c’est forcément une atteinte à ce respect qui est dû à tout être humain. Depuis 1974, la science a progressé et nous permet de savoir qu’un nouvel être humain avec son propre développement existe dès que la conception est terminée. Le Pape François nous fait comprendre qu’avec le respect de l’enfant à naître, on touche à quelque chose de central : il s’agit d’édifier une société du respect, de la considération pour tout être humain en raison de sa dignité, quel que soit son chemin ou sa situation. De toutes les façons, devant le réel, nous sommes tous invités à beaucoup d’humilité et d’empathie.