La Nef a traduit l’entretien donné par le cardinal Müller sur https://kath.net/ le 31 mai. Extrait :
La vision transhumaniste de l’homme ne reconnaît pas l’être humain à naître comme un sujet juridique, mais plutôt comme un « amas de cellules », voire comme un « amas de cellules parasites » ou encore comme un « tissu de grossesse ». Cette conception vise à présenter l’être humain à naître comme une chose, à rebours de l’opinion majoritaire de la population, pour laquelle les personnes à naître ne sauraient simplement être assimilées à une chose dont on peut se débarrasser à volonté. Selon cette vision du monde transhumaniste, l’avortement jusqu’à la dernière seconde devrait être autorisé et décriminalisé. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Les athées pensent pouvoir déduire de leur vision matérialiste du monde que « l‘élite » des puissants et des riches est habilitée à accorder le droit à la vie au reste de l‘humanité selon leurs propres critères de statut, de classe sociale, de race et d’utilité économique. Pourtant, d’un point de vue purement biologique, parler de l‘être humain à naître dans l‘utérus comme un « amas de cellules » est un non-sens que contredisent toutes les normes scientifiques. D’ailleurs, les crimes contre l‘humanité ont toujours été justifiés par la prétendue non-humanité des victimes, qu’il s’agisse des personnes de couleur réduites à l’esclavage dans les États du sud des États-Unis, ou encore des Juifs et les Slaves exterminés en tant que sous-humains. Il est évident que toute forme de pensée fondée sur la race ou la classe sociale est diamétralement opposée à la création de l’être humain à l‘image et à la ressemblance de Dieu. Et même lorsque la dignité humaine générale est fondée non pas par référence à Dieu (comme dans l’anthropologie judéo-chrétienne) mais seulement par référence à la raison, la conviction existe que le droit de tuer un autre être humain menace toute coexistence pacifique et que la guerre de tous contre tous ne peut être empêchée que là où, à tout le moins, est respecté l‘impératif catégorique de Kant : « La loi morale est sainte (inviolable). L’homme à la vérité n’est pas saint, mais l’humanité dans sa personne doit lui être sainte. Dans la création entière, tout ce qu’on désire ou tout ce sur quoi on a quelque puissance, peut être employé comme simple moyen ; l’homme seul, et avec lui toute créature raisonnable, est fin en soi. C’est que, grâce à l’autonomie de sa liberté, il est le sujet de la loi morale, laquelle est sainte. »
Même si le catholique ne peut pas suivre le transhumanisme sur cette voie, la question se pose néanmoins de savoir si l’interdiction absolue de l’avortement, et ce en toute hypothèse, doit être défendue par l‘Église. La première situation délicate est celle où la grossesse non désirée est le résultat d’un viol : faut-il interdire moralement à la mère de recourir à l’avortement, au risque de la condamner au rappel permanent du crime dont elle a été victime et à toujours voir dans l’enfant le visage du criminel ? Ne faudrait-il pas accepter, au nom de la miséricorde – la vertu chrétienne par excellence –, que le droit de l’enfant doit céder devant celui de la mère, afin de permettre à celle-ci d’oublier et de surmonter le traumatisme dont elle a été victime ?
Même lorsqu‘un enfant n’est pas conçu conformément à la volonté originelle créatrice de Dieu, à savoir dans l’amour de l’homme et de la femme, mais est la conséquence d’un acte criminel, il faut rappeler que le droit à la vie de l’enfant est non seulement garanti par Dieu mais qu’il peut également être déduit de la raison. Ainsi, si la sanction doit viser le violeur, elle ne saurait frapper l‘enfant innocent. […] Dans le cas d’une naissance à la suite d’un viol, ce qui constitue le traumatisme, ce n’est pas la vie de l’enfant en tant que telle, mais l’acte de violence dont elle a été victime. Or, le souvenir de cet acte ne saurait être effacé avec le meurtre de l‘enfant innocent, mais il s’alourdirait même, par l’avortement, d’un crime contre la vie d‘une personne innocente. L‘existence en tant que telle d’une personne ne peut jamais être vue comme un problème qui pourrait être résolu par la suppression de cette personne. L‘enfant qui est né sans aucune culpabilité ne peut payer de sa vie la dette d’un tiers. Je précise toutefois qu’une femme devenue mère à la suite d‘un viol n’a pas l’obligation morale d’élever cet enfant et peut confier celui-ci à l’adoption, étant précisé que le violeur doit être tenu par l’obligation de contribuer financièrement à l’éducation de l’enfant. […]
Je voudrais aborder une deuxième situation délicate, celle où l’enfant à naître est si gravement atteint que, malgré l’assistance technique, il ne pourra survivre après la naissance et décédera de causes naturelles peu de temps après. Dans ce cas, la mère doit-elle continuer à porter l’enfant jusqu’à son terme ? Peut-on, dans une telle circonstance où l’embryon est gravement handicapé, autoriser l’avortement ?
Ce sont des situations extrêmes, où une appréciation fondée sur des principes moraux risque de vous faire passer pour impassible et froid et où il est toujours plus facile de parler de l‘extérieur que lorsque vous êtes directement impliqué. Cependant, nous ne pouvons pas condamner l‘enfant à mort simplement parce qu’il est handicapé. Et ce qui se passe après la naissance, nous ne le savons pas. Combien de fois un diagnostic s’est-il finalement révélé erroné ? En outre, une vie sans souffrance ne peut exister, et les avancées de la médecine et de la technologie ne peuvent rien changer à ce constat. Enfin, j‘ai vu de nombreuses personnes handicapées mentales et physiques rayonner d’une dignité et d’un amour profonds au-delà de leurs capacités cognitives limitées. En fin de compte, nous devons reconnaître les limites du jugement humain et confier tout à Dieu avec confiance. Il nous éclairera plus tard sur tous les mystères de notre vie qui, pendant celle-ci, dépassent notre compréhension.
Ma question visait bien, vous l’avez compris, les situations extrêmes. Non pas celles des enfants handicapés, même lourdement, mais plutôt celles des enfants qui, par exemple, naissent sans colonne vertébrale ou sans cerveau et dont la mort, de l’avis unanime de la science, est inévitable dans les suites immédiates de la naissance. Dans de telles situations, peut-on attendre de la mère qu’elle porte l‘enfant jusqu’au terme et qu’elle accepte toutes les épreuves de la grossesse ?
On ne peut pas simplement faire dépendre la vie d’un être humain des souffrances et des inquiétudes des personnes impliquées dans ces situations – en l’occurrence la mère de l’enfant –, et accuser d’insensibilité ceux qui restent fermement attachés au principe du droit inconditionnel à la vie. Il existe une différence éthique entre tuer activement et laisser mourir dans des situations médicalement désespérées. Il n‘est pas juste non plus d’évoquer systématiquement, dans des discussions purement casuistiques, les situations les plus extrêmes pour, in fine, faire du droit inconditionnel à la vie que tout être humain possède par nature l‘objet d‘une mise en balance de nature utilitaire, où le critère est celui d’une vie digne d’être vécue. Ainsi, nous ne pouvons pas accepter l‘éthique conséquentialiste qui refuse que des actes puissent, par eux-mêmes, être qualifiés de mauvais. Car cela reviendrait à admettre le relativisme éthique, lequel ne connaît aucune limite. Pourquoi ne pas sacrifier alors le moins utile à la survie d‘une partie de l‘humanité au sens malthusien, si les ressources de notre planète ne suffisent pas à tout le monde ?
Je voudrais aborder une troisième situation, celle où les droits de l‘enfant et ceux de la mère sont en conflit. Il s’agit, en pratique, du cas où la naissance de l’enfant risque, selon toute probabilité, d’entraîner le décès de la mère et où, par conséquent, seul l’avortement peut sauver la vie de cette dernière. La mère (qui peut par ailleurs avoir encore d’autres enfants à charge) doit-elle se sacrifier pour l’enfant à naître ? Où est-il justifié de sauver la vie de la mère aux dépens de celle de l’enfant à naître ?
Il faut toujours être prudent avec ces situations individuelles extrêmes, car celles-ci sont souvent invoquées et détournées par les lobbyistes de l’avortement et par les idéologues qui agissent en faveur de la diminution des populations. À l‘aide d‘exceptions construites, ils entendent relativiser l‘interdit moral absolu du meurtre, voire l’inverser, c‘est-à-dire construire un droit de tuer des personnes à naître ou handicapées ou encore revendiquer une obligation morale de sélection naturelle et artificielle du matériel humain superflu. La façon dont l’opinion publique mondiale est systématiquement influencée dans cette direction a été clairement mise en évidence par Grégor Puppinck dans son livre Der denaturierte Menschen und seinerechte (Heiligenkreuz im Wienerwald 2020), écrit à l’origine en langue française. Il conclut son enquête très instructive sur la menace mondiale que représente pour l‘humanité une vision du monde athée-matérialiste de l‘inhumanité la plus totalitaire par ces mots : « Supprimez [la charité], et nous perdons notre humanité. Elle ne s’exerce pas dans les rêves de puissance ni dans les discours, mais s’incarne dans la réalité de l’existence. Il faut avoir la grâce de la désirer pour elle‑même. Face aux nouvelles démesures qui menacent notre humanité, le propre de l’homme, à préserver et à cultiver, ce n’est pas la puissance désincarnée, mais son exact opposé : la charité incarnée. » (p. 275)
La « certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et l’amour » montre bien que « l‘homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut se trouver pleinement que par le don désintéressé de lui-même » (Vatican II, Gaudium et Spes, 24).
Exiger de la mère qu’elle coure le risque de mourir pendant la grossesse ou l‘accouchement, au nom du caractère absolu du droit à la vie de l’enfant, ne revient-il pas surtout à nier le droit à la vie de la mère ? Et est-il moralement justifié de faire prévaloir ainsi le droit à la vie de l’enfant sur le droit à la vie de la mère ?
D‘un point de vue médical, tout doit être fait pour sauver la vie de la mère et de l‘enfant. Il est éthiquement inacceptable qu’il soit mis fin activement et sciemment à la vie de l’une ou de l’autre. L‘action humaine atteint ici une limite où nous devons reconnaître que c‘est Dieu, et non nous-mêmes, qui est le maître de la vie et de la mort. […]