Pour l’abbé Barthe, ce serait le début d’une transition liturgique :
Le fait, pour un curé de paroisse, de célébrer à nouveau vers le Seigneur et non plus vers le peuple est chose minime en comparaison de ce que serait l’adoption par ce prêtre du rite ancien, mais elle est cependant déjà en soi énorme. Tout le monde comprend en effet qu’on tire ce faisant sur le fil d’une pelote, celle de la réforme liturgique, laquelle va dès lors tout entière se dévider.
Voilà pourquoi le retournement de la célébration est l’acte premier et décisif de ce que l’on appelle la réforme de la réforme, laquelle est, comme nous avons eu occasion de le dire, un processus de transition[1]. Dans un livre d’entretiens que nous avions publié dans cette perspective en 1997, Reconstruire la liturgie[2], la plupart des intervenants disaient qu’en effet la reprise de la célébration vers l’Orient liturgique était le premier acte à accomplir[3].
Par qui devra être lancé ce processus ? À terme, par un pape et des évêques qui voudront se consacrer à cette reconstruction. Dans un temps plus rapproché, par des évêques diocésains ou non diocésains, mieux encore des cardinaux, qui lanceront de manière décidée ce processus, entraînant à leur suite – et soutenant dans les difficultés considérables qu’ils vont rencontrer – le plus grand nombre possible de prêtres de paroisse.
Un débat historique tranché
Les archéologues s’interrogent sur la place de l’autel à l’intérieur de l’édifice dans l’Antiquité chrétienne. Mais où qu’ait été l’autel, le fait que la prière antique (messe, offices divers) ait été orientée pour manifester l’attente vigilante du retour du Christ à la fin des temps est puissamment attestée[4] : « Car, comme l’éclair part de l’Orient et apparaît jusqu’à l’Occident, ainsi sera l’avènement du Fils de l’homme » (Mathieu 24, 27).
Joseph Andreas Jungmann, un des acteurs majeurs du Mouvement liturgique, avait en outre observé, qu’à l’époque patristique, la position du célébrant face à l’est se trouvait plus fortement attestée, en Syrie par exemple, là où la dimension sacrificielle de l’Eucharistie était la plus explicitée par les Pères. Et il remarquait : « L’affirmation souvent répétée que l’autel de l’Église primitive supposait toujours que le prêtre soit tourné vers le peuple, s’avère être une légende[5]. » D’ailleurs, dans l’Église anglicane, au XIXe siècle, pour un certain nombre de membres du Mouvement d’Oxford, note Uwe Lang, une des manières de restaurer l’héritage catholique et de souligner l’expression du caractère sacrificiel de l’Eucharistie a été de retrouver l’orientation du culte.
C’était par traditionalisme rigoureux qu’à Saint-Pierre de Rome et à Saint-Jean de Latran, où l’abside est à l’ouest, le pape avait conservé l’habitude de célébrer vers l’Orient géographique et pas seulement liturgique, se tournant ainsi vers la nef.
Le face au peuple, anticipation et symbole de la réforme
Il s’agissait là, et en quelques autres endroits, d’un versus populum de fait. En revanche, le versus populum intentionnel, apparu dans le cadre du Mouvement liturgique, avait, sous prétexte (erroné) de retour à l’antique, valeur œcuménique. C’était en réalité un emprunt au protestantisme (au moins calviniste, car le culte luthérien était volontiers orienté). On vit ainsi se développer des expériences de face au peuple dès avant la seconde guerre mondiale, sur des autels aménagés pour la circonstance, dans les haltes de pèlerinages, dans les activités champêtres des mouvements de jeunesse, spécialement au sein du scoutisme, mais aussi dans quelques paroisses « avancées ».
Bien connue est la réaction de Paul Claudel, dans un article du Figaro littéraire du 29 janvier 1955, protestant contre « l’usage qui se répand en France de plus en plus de dire la messe face au public », et dont la paroisse Saint-Séverin, à Paris, donnait l’exemple. Lors de grands rassemblements, comme celui de la JAC, en 1950, au Parc des Princes, on prit l’habitude de placer l’autel au centre de l’assemblée. De même, dans la basilique souterraine Saint-Pie-X à Lourdes, consacrée en 1958, l’autel avait été édifié au milieu de la nef, ce qui instaurait nécessairement une célébration face au peuple pour la moitié de l’assistance.
Mais c’est au début des années soixante que les célébrations face au peuple devinrent, en France, en Allemagne, en Belgique, plus nombreuses. Elles devinrent progressivement quasi universelles à partir de 1964, début de la réforme liturgique. On peut d’ailleurs parler ici d’un processus de transition[6], inverse de celui que nous préconisons. Si bien que les textes qui promulguèrent la réforme n’eurent même pas besoin d’évoquer le sens de la célébration : il était acquis que la nouvelle messe se célébrait normalement face au peuple.
Les obstacles à lever pour un retour
Ainsi, même si, à strictement parler, le face au peuple n’est pas obligatoire dans le cadre de la réforme, il reste que, selon la perception commune, la messe nouvelle a deux caractères saillants : elle est dite en langue vulgaire et célébrée face au peuple. De sorte que toute tentative de revenir, sur le terrain des paroisses, à la célébration vers le Seigneur, est immédiatement combattue avec la dernière énergie par les défenseurs de la réforme. On l’a vu lors de la tentative du cardinal Sarah, dont traite Philippe Maxence dans la présente livraison de Res Novæ. En outre, ce processus de retournement se heurte à la résistance d’un certain nombre de fidèles due à plus de cinquante ans d’habitude opposée.
Ce qui ce passe actuellement au Kerala, au sud de l’Inde, au sein de l’Eglise syro-malabare (la plus importante Église orientale unie à Rome après l’Eglise gréco-ukrainienne), est à cet égard instructif. Au terme d’une long combat entre anciens et modernes, le synode syro-malabar avait opté pour un compromis et décidé, en 1999, que les prêtres feraient face à l’assemblée jusqu’à la prière eucharistique et seraient ensuite face à l’autel durant celle-ci, ceci récemment approuvé par le pape François. Mais même cette transaction a paru insupportable aux tenants du tout face au peuple, qui tentent, non sans violence, de faire barrage avec cet argument : « La messe face aux gens est notre tradition ». La querelle des anciens et des modernes à fronts renversés…
Ce qui est au fond un avantage : la réintroduction progressive d’une liturgie traditionnelle dans les paroisses aura l’attrait d’une nouveauté, d’une nouveauté non pas démagogique, celle fois, mais de grande qualité spirituelle.
Philippe Maxence rappelle la tentative avortée du cardinal Sarah :
[…] Lors du congrès Sacra Liturgia, tenu à Londres en avril 2016, le cardinal Sarah, alors Préfet de la Congrégation pour le Culte divin, en présence de Mgr Rey, évêque de Fréjus-Toulon, a appelé à un retour massif de la célébration ad orientem, en suggérant aux prêtres qui le souhaitaient de commencer dès le premier dimanche de l’Avent 2016 à célébrer de la sorte.
Mais il fut immédiatement contredit par l’archevêque de Westminster, le cardinal Nichols, qui a écrit aux prêtres de son diocèse pour leur déconseiller de suivre son conseil. S’ensuivirent un communiqué du directeur de la Salle de Presse vaticane, le 11 juillet 2016, expliquant que « de nouvelles directives liturgiques (n’étaient) pas prévues », puis une convocation du cardinal par le pape pour une entrevue au cours de laquelle il semble que le sujet fut à peine abordé, mais qui fut considérée par les médias comme une mise en garde du pape au cardinal.
Manifestement douché par ces difficultés tout de même prévisibles, le cardinal s’abstint de mettre en pratique lui-même l’invitation qu’il avait faite aux prêtres : dans ses nombreux voyages, y compris lors de circonstances qui l’eussent permis sans difficulté (à Lourdes, où Mgr Brouwet attendait un tel geste ; plus récemment, dans une église de Paris, entouré des plus classiques des clercs qui espéraient cet encouragement), il célébra et célèbre toujours invariablement face au peuple. Ici encore, paroles mais pas gestes.