Dans Res Novae, l’abbé Barthe sur un évènement passé inaperçu et pourtant significatif :
Soixante-quatorze évêques, dont quatre cardinaux, ont adressé une lettre, le 14 avril dernier, à leurs confrères allemands au sujet des risques de schisme que comportait le processus dit de « Chemin synodal »[1]. Cette intervention est en soi un événement considérable : des évêques prennent d’eux-mêmes l’initiative d’exercer leur sollicitude de Successeurs des Apôtres sur une partie de l’Église universelle gangrenée par de graves erreurs doctrinales, sans en référer d’abord au pape. C’est en soi tout à fait possible, le pape ayant ensuite toute latitude pour intervenir, approuver, infirmer, mais ce processus est tout à fait inouï dans l’Église d’après-Vatican II : ces évêques parlent, de fait, parce que le pape se tait.
Les petits évêques de Vatican II
Dans un article d’octobre 2019, « Où sont les Successeurs des Apôtres ? »[2], nous observions que les évêques d’aujourd’hui se retrouvent en majorité, au sein d’une Église en crise gravissime, dans un consensus mou, alors qu’ils ont dans leur être même de pasteurs et docteurs tout ce qui est nécessaire pour « jeter le feu sur la terre », notamment pour embraser l’Église de l’amour de Dieu et de sa vérité.
Paradoxalement, Vatican II, dont on disait qu’il devait être le concile des évêques, destiné à rétablir l’équilibre faussé par Vatican I, concile du pape, n’a qu’instauré une autre forme de centralisation, l’évêque conciliaire enserré dans un réseau idéologique, se trouvant bien plus dépendant de Rome qu’il ne l’était jadis.
Le consensus idéologique s’établit à trois niveaux :
- En haut, le Synode des Évêques, purement consultatif, qui fonctionne par réunion d’assemblées régulières, lesquelles, de manière très moderne, visent en fait à établir – comme l’avait d’ailleurs fait le dernier concile – des accords de compromis, qui se conclurent longtemps dans un sens favorable à « l’herméneutique du renouveau dans la continuité », et qui sont aujourd’hui dans un sens de « progrès ». Les exhortations apostoliques qui s’appuient sur les travaux de ces assemblées, aussi bonnes qu’aient été certaines, émettent en suite, non pas un magistère d’explicitation du Credo, mais un enseignement qui requiert une adhésion en-deçà de l’adhésion de foi, et qui peut donc toujours être corrigé, comme on a pu le voir.
- En dessous, sont les conférences épiscopales, qui par des décisions et des prises de positions majoritaires, dont on prend grand soin de les donner comme pratiquement unanimes, ce qui est au reste le cas, ligotent plus encore les initiatives personnelles importantes que pourraient prendre les pasteurs diocésains.
- Enfin, dans son diocèse lui-même, l’évêque prend certes une sorte de revanche, dans la mesure où l’indépendance de ses curés a été considérablement rognée (ils ne sont plus curés inamovibles, démissionnent à 75 ans, et sont entourés, voire remplacés par des équipes de laïcs). L’évêque n’est pas pour autant empereur en son royaume : il dépend de fait de collaborateurs et de conseils qui reflètent les tendances dominantes de l’épiscopat national.
Et puis, les mots d’ordre, hier de collégialité, aujourd’hui de synodalité, ne changent rien au fait que la centralisation institutionnelle n’a jamais été aussi forte. Pratiquement sans exception, les évêques de rite latin sont aujourd’hui nommés par le pape, qui n’hésite pas, tout scrupule synodal bu, à obliger les déviants à se démettre, comme par exemple les évêques d’Albenga, San Luis, San Rafael…
Un élément principal de ce surcroît de centralisation se trouve dans la décision prise par Paul VI, de contraindre les évêques diocésains à présenter leur démission à 75 ans[3] (le pape se réservant d’accepter ou de prolonger le mandat de l’évêque). Cette disposition, passée dans le canon 401, donne au pouvoir romain une possibilité de renouveler les épiscopats qu’il n’a jamais eu à ce degré. Certes, il a toujours été possible qu’un évêque, y compris celui de Rome, renonçât librement à sa charge, ou encore que le pape le lui demandât pour de graves raisons. Si l’évêque résistait, il est même arrivé que le pape le démît : ainsi procéda Pie VII avec les évêques français qui n’avaient pas voulu librement renoncer à leur charge après le Concordat de 1801 avec Bonaparte. Mais désormais, depuis 1966, c’est tout évêque que le droit canonique – donc le pape – contraint de se démettre à 75 ans.
Cette mesure est d’ailleurs tellement inouïe que la rédaction législative semble hésiter : « L’évêque diocésain qui a atteint soixante-quinze ans accomplis est prié – rogatur – de présenter la renonciation à son office », dit le canon. Qu’adviendrait-il s’il restait sourd à cette « prière » ? En fait, il est rarissime que des évêques aient suffisamment de force – ce fut pourtant le cas de l’archevêque de Buenos Aires, Jorge Bergoglio – pour omettre de présenter leur démission lorsque survient l’anniversaire-guillotine. On peut se demander si cette nouvelle règle, qui n’avait jamais existé[4], est parfaitement conforme à la divine constitution de l’Église qui veut que son gouvernement soit fondé sur le Successeur de Pierre et les Successeurs des Apôtres unis à lui. À chaque évêque diocésain est confiée par le Pape une portion du troupeau, une Église particulière, dont il devient l’époux mystique, et le seul fait d’avoir 75 ans ne semble pas un motif suffisant pour présumer que l’évêque est devenu inapte et que son lien « matrimonial » doive être rompu, d’autant qu’il n’en est pas ainsi pour le pape. Ainsi les évêques « époux » de leurs Églises (cf. 1 Tm 3, 2), tendent à devenir des sortes de préfets-fonctionnaires. Esprit synodal, où es-tu ?
Des évêques de droit divin
Sur la fonction des évêques, Vatican II rappelait pourtant de hautes vérités. L’Église étant missionnaire par sa nature (Redemptoris missio n. 5), la charge essentielle des Successeurs des Apôtres est de faire connaître le message évangélique. Les évêques sont en premier lieu les « hérauts de la foi, amenant au Christ de nouveaux disciples » (Lumen gentium, n. 25 § 1). Quand pape et évêques enseignent ensemble, réunis en concile ou bien dispersés sur toute la terre mais parlant d’une seule voix, dans ce qu’on nomme le « magistère ordinaire universel », le soin de tous et de chacun des évêques pour l’ensemble du troupeau apparaît sans qu’il soit besoin d’insister.
Mais en outre, cette sollicitude ainsi exercée pour toute l’Église les caractérise en toute occasion : légitimes Successeurs des Apôtres, « les évêques sont tous tenus, à l’égard de l’Église universelle, de par l’institution et le précepte du Christ, à cette sollicitude qui est, pour l’Église universelle, éminemment profitable, même si elle ne s’exerce pas par un acte de juridiction. » (Lumen gentium, n. 23 § 2). Ce disant, le Concile se référait à l’encyclique Fidei donum de Pie XII, sur les missions, du 21 avril 1957, qui insistait pour que les évêques engageassent certains de leurs prêtres à partir en pays de mission : la vie de l’Église universelle est de la responsabilité particulière de chacun d’eux[5].
La charge universelle du pape n’absorbe pas la contribution des autres évêques : telle est la véritable synodalité. Les évêques manifestent leur communion avec l’évêque de Rome et la communion existant entre eux en participant au magistère et au soin pastoral du Successeur de Pierre ou en y adhérant.
En communion prévenante
Mais qu’advient-il lorsque le pape se tait alors qu’on est dans l’attente de sa parole ? Aussi longtemps que Pie VI n’avait pas fait connaître sa condamnation du serment d’adhésion à la Constitution civile du Clergé, les évêques de France ont suppléé par leurs indications et leur exemple. On pourrait aujourd’hui qualifier (faiblement) ces manquements de « silences du pape » quant à la doctrine morale (Amoris lætitia qui ne défend pas l’indissolubilité du mariage), quant à la règle de foi que représente la liturgie (Traditionis custodes qui nie à la liturgie tridentine sa qualité de lex orandi), quant aux errements à condamner (le « Chemin synodal » allemand parmi bien d’autres). Dans ce cas, la communion au pape – une communion en quelque sorte prévenante – ne consiste-t-elle pas pour les Successeurs des Apôtres à parler, non pas à la place du Successeur de Pierre, mais dans l’attente de l’approbation ou de l’infirmation qu’il exercera un jour en vertu de son charisme ? Autrement dit, très concrètement, l’acte de communion ne consiste-t-il pas pour les évêques à parler pour que le pape cesse de se taire ?
« Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment, dit Jésus à Pierre, mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas : toi donc, quand tu seras revenu, confirme tes frères » (Lc 22, 31-32). Lorsque Pierre, pour n’importe quelle raison, s’éclipse ou se dérobe, ses frères doivent le solliciter de toutes les manières pour qu’il les confirme. Dire cela n’est nullement prôner une sorte de conciliarisme (qui veut que les évêques, spécialement en concile, puissent juger le pape). Et d’ailleurs, le concile de Constance, sur lequel s’appuyait le conciliarisme des gallicans, n’était-il pas une tentative extrême et comme désespérée de faire en sorte qu’un pape confirmât ses frères – et qui y est parvenu en déposant Grégoire XII, Benoît XIII, Jean XXIII, pour élire Martin V ? Tant il est vrai que la sollicitude universelle des évêques ne se conçoit pas hors de celle du pape, y compris dans les manifestations les plus paradoxales de cette sollicitude, ou tels évêques se trouvent apparemment plus papistes que le pape.
Ces soixante quatorze évêques (dont quatre cardinaux : Arinze, Napier, Burke, Pell), qui sont en majorité des États-Unis (Samuel Aquila, Salvatore Cordileone, etc.), mais aussi d’Afrique, font ainsi un pas important vers la condamnation des hérésies qui blessent gravement l’Église. De quelque manière qu’on se dirige demain vers le redressement de l’Église, dans les étapes qui conduiront vers cette vraie réforme sub Petro, l’intervention de la pars sanior de l’épiscopat sera cruciale, comme toujours elle l’a toujours été dans l’histoire.