Analyse de l’abbé Barthe dans Res Novae :
Les évêques de France ont donné un étrange spectacle, à Lourdes le mois dernier : secoués par des scandales nés de crimes infâmes, sous la pression maximale de l’« opinion », ils ont eu une attitude et pris des décisions dont les conséquences seront immenses quant à leur propre perte de dignité et de crédibilité, et quant à l’opprobre qui pénalisera, plus encore qu’elle ne l’est déjà, la mission de l’Église[1].
À l’origine a été l’incurie d’un certain nombre d’entre eux : informés de crimes sexuels sur des mineurs commis par certains de leurs prêtres, ces évêques ont négligé d’enquêter et de sévir administrativement ou de les faire juger et condamner par leurs tribunaux ecclésiastiques (soulignons que là est leur faute, et non dans le fait ne pas les avoir dénoncés à la justice pénale de la République, laquelle avait, si elle le désirait, toute possibilité de s’en saisir ensuite[2]). Ils ont traité de ces affaires comme ils avaient l’habitude – laxiste – de le faire pour les autres conduites scandaleuses de clercs contre la chasteté, c’est-à-dire en les éloignant du lieu de leur péché. Pour pallier ces déficiences, une disposition de la constitution Pastor Bonus du 28 juin 1988, réaménageant la Curie romaine, décida que les delicta graviora, (les délits les plus graves concernant les sacrements de l’Eucharistie et de la pénitence ainsi que les délits contre les mœurs commis par un clerc avec une personne mineure[3]) étaient de la compétence de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi : celle-ci peut évoquer la cause ou la laisser traiter sous sa tutelle par le tribunal du diocèse (ou d’un institut), la CDF ordonnant le plus souvent un procès par voie administrative (possibilité de prononcer le renvoi de l’état clérical par décret extra-judiciaire ouverte en 2010)[4].
Mais, deuxième faute, une série d’affaires de ce type étant portées à grand fracas devant le tribunal pénal et celui de l’opinion, les évêques de France, après ceux d’Allemagne et d’autres pays, se sont jetés dans un tourbillon meaculpiste. Ils ont laissé le soin à une « Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église » (CIASE), présidée par Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, le soin d’investiguer en ce domaine sur une période de soixante-dix ans, de 1950 à nos jours. En fait, l’appel à témoignages a permis de nouer 6 471 contacts concernant des plaintes : 3 652 entretiens téléphoniques, 2 459 courriels et 360 courriers, mais seulement 153 auditions de personnes plaignantes, , puis avec des méthodes d’évaluation fondées sur des sondages, elle a extrapolé à 330.000 personnes, qualifiées non de plaignantes mais de victimes de clercs, religieux et laïcs au service de l’Église depuis 1950, et le nombre des prêtres et religieux criminels entre 2900 et 3200. Cette extrapolation donne des mœurs ecclésiastiques en notre période d’affaissement moral une image assurément exagérée en ce qui concerne les crimes considérés. Cependant les seules plaintes entendues par la commission Sauvé et les affaires jugées en matière de pédophilie laissent penser qu’il existe bien d’autres atteintes à la chasteté cléricale, dont on ne parle pas parce qu’elles ne sont pas considérées par la justice comme des délits ou des crimes, qui accompagnent classiquement les périodes de décadence ecclésiastique.
Le rapport de la CIASE, au ton moralisateur et prétentieux, est devenu, comme prévisible, un machine infernale entre les mains des médias. Persuadés que « le monde » exigeait une de ces repentances théâtrales dans l’air du temps, dévorés par un repentir d’autant plus exigeant qu’il était indéterminé, les évêques ont adopté l’attitude suicidaire qu’on leur intimait de prendre. Ils l’ont fait spécialement sur deux points, liés l’un à l’autre.
Une abdication du droit
Le mot d’ordre était d’indemniser les victimes, ce qui va conduire à la ruine de bien des diocèses, pour la plupart déjà exsangues, puisque le montant total des réparations qu’il faudrait verser aux victimes a déjà été estimé, on ne sait trop comment, en millions d’euros.
Cette notion d’indemnisation des victimes d’actes pédo-criminels manque pour le moins de clarté quant à son origine et sa signification. C’est aux États-Unis, à partir de la fin des années 1980, que la justice civile a rendu les diocèses responsables en les condamnant au versement d’indemnités parfois faramineuses. Ensuite, dans bien des pays, les épiscopats ont d’eux-mêmes organisé des indemnisations. Elles sont conçues comme des sortes de punitions collectives que le monde inflige à l’Église coupable.
Mais elles n’ont qu’un lien ténu avec les usages civils et canoniques. La jurisprudence française a tardé à connaître la réparation des dommages moraux, le pretium doloris, d’une douleur non physique mais morale. Si la Cour de Cassation a admis que la douleur impliquait une réparation dès 1946, le Conseil d’État ne l’a fait qu’en 1961. Cette répugnance tenait à un principe voulant que la douleur ne soit pas monnayable, principe que notre civilisation mercantiliste méconnaît. Cependant dans tous les cas de réparation de dommage, c’est le coupable du crime qui est astreint à réparation. Quant au droit canonique, il connaît le principe de la réparation du dommage (canon 128) et l’organise dans son droit pénal (canon 1729), mais l’Église n’a plus guère de moyens de coercition pour faire appliquer de telles décisions, et dans le cas des crimes sexuels qui nous occupe, la réparation qu’elle ordonnerait viendrait s’ajouter aux indemnités civiles déjà obtenues ou qui vont l’être.
La CIASE, pour sa part, s’en tient à l’esprit de l’époque. Son rapport pose trois principes, avalisés par la Conférence des Évêques, l’Église doit
1/ Mettre en place « une procédure de reconnaissance des violences commises, même prescrites. »
2/ Reconnaître sa responsabilité « systémique » dans ces violences.
3/ Et donc « indemniser les préjudices subis »
Sous l’effet de panique, on en vient à abdiquer le droit, notait il y a quelques années l’abbé Bernard du Puy-Montbrun, doyen émérite de la faculté de droit canonique de Toulouse, extrêmement sévère vis-à-vis de l’incompétence épiscopale[5]. Il reste tout de même qu’offrir une réparation implique de qualifier le criminel et de désigner ses victimes, ce qui nécessite normalement un tribunal compétent. La CIASE n’en a cure et a indiqué à la CEF la marche à suivre : créer « un organe indépendant, extérieur à l’Église », qui aura la mission de recevoir les plaintes des victimes et de les faire indemniser par l’institution.
C’est ce véritable monstre juridique, l’INIRR, Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation qu’a créé la CEF « avec les moyens financiers nécessaires » : d’une part ce sont des plaignants pour affaires non jugées qui seront déclarés aptes à recevoir des réparations pécuniaires, et d’autre part, c’est une personne morale indéterminée (l’Église, l’Église qui est en France), qui sera condamnée à les verser en lieu et place des coupables (prédateurs et s’il y a lieu supérieurs coupablement négligents). Du coup, cette commission sera de facto pourvue d’une juridiction née par génération spontanée, tiendra lieu de tribunal jugeant sans débats contradictoires et émettant des décisions qui ne seront susceptibles d’aucunes voies de recours.
L’Église de France dans son ensemble (qui n’est aucunement une personne juridique au regard du droit de l’Église ou du droit français), s’acquittera de cette indemnisation par des fonds qui lui viendront des diocèses, spécialement par la vente de biens immobiliers, et ce, irrégulièrement au regard du droit français, car ils sont la propriété des associations diocésaines, dont les statuts types stipulent qu’elles ont pour but « de subvenir aux frais et à l’entretien du culte catholique. » Les recours devraient fleurir. Et avant cela, il loin d’être acquis que les conseils diocésains pour les affaires économiques et les collèges des consulteurs, dont le consentement est nécessaire (canon 1292), accepteront d’aliéner les bijoux de famille.
Une Église non pas sainte, mais pécheresse
L’autre point, bien plus grave, est d’ordre ecclésiologique : si l’Église en effet doit payer, c’est qu’elle est coupable.
La CIASE demandait de « reconnaître la responsabilité systémique de l’Église » et d’examiner à ce titre « les facteurs qui ont contribué à sa défaillance institutionnelle ». Elle a étudié « les dévoiements, les dénaturations et les perversions auxquels ont donné prise la doctrine et les enseignements de l’Église catholique, susceptibles d’avoir favorisé la survenue des violences sexuelles ». Ces dénaturations se résument, selon elle, au « cléricalisme » fustigé par le pape François. Ce cléricalisme est essentiellement : « l’excessive sacralisation de la personne du prêtre » et « la survalorisation du célibat et des charismes chez le prêtre ». Autrement dit, des prêtres, perturbés par l’obligation du célibat, ont abusé de leur position dominante sur des mineurs pour perpétrer leurs crimes. Quoi qu’il en soit de la valeur de ces affirmations, pour en déduire la culpabilité de l’Église, il faut que coupable elle soit en quelque manière dans l’imposition du célibat et l’organisation d’une cléricature au-dessus du laïcat. La CIASE a d’ailleurs noté que certains textes de la Tradition, comme le Catéchisme de l’Église Catholique, pouvaient avoir « malheureusement » entretenu un terreau favorable, celui de « la vision excessivement taboue de la sexualité. »
La CEF a adopté la conclusion de la CIASE – « responsabilité systémique de l’Église » –, avec des attendus apparemment plus flous : « Des fonctionnements, des mentalités, des pratiques au sein de l’Église catholique ont permis que ces actes se perpétuent et ont empêché qu’ils soient dénoncés et sanctionnés » (CEF, 5 novembre 2021). On passe donc de fonctionnements dans l’Église permettant le crime, à la responsabilité de l’Église quant à ces fonctionnements, de l’Église fondée par Jésus-Christ, son Épouse sainte !
Le P. Yves Congar parlait d’or avec le titre de son ouvrage paru en 1950 : Vraie et fausse réforme dans l’Église. Les vraies réformes de l’Église, d’une Église sainte en elle-même mais composée de pécheurs, ont été des entreprises de redressement de la papauté, de l’épiscopat, de lutte contre la corruption des clercs, de retour à l’exigence des Béatitudes, de rénovation disciplinaire, bref de retrait de la corruption du monde pécheur pour se convertir et pour le convertir (Jn 17, 16, 18). Le retour exigeant à la pureté doctrinale et de mœurs du clergé a toujours été la colonne vertébrale des vraies réformes dans l’Église. Mais voilà que celle qui a été lancée depuis un demi-siècle, et qui semble aujourd’hui connaître une sorte d’apothéose, non seulement n’a pas corrigé les mœurs du clergé, mais aboutit pour finir à la mise en cause de son identité surnaturelle et à faire de l’Église une pécheresse. N’est-ce pas plutôt cette prétendue réforme qui est peccamineuse ?
Abbé Claude Barthe
[1] Un certain nombre des développements qui suivent s’inspirent de la « Lettre ouverte de l’abbé Michel Viot aux prêtres de France à propos de la réception par la Conférence des Évêques du rapport de la Ciase », Salon beige, 3 décembre 2021.
[2] Certes, le nouveau Code de Droit canonique n’a pas retenu le privilège du for ecclésiastique (qui voulait que les clercs devaient être jugés par les tribunaux ecclésiastiques, canon 120 de l’ancien CDC), mais les évêques, et les tribunaux qui émanent d’eux, restent en priorité les juges de leurs clercs.
[3] Soit de moins de 16 ans avant le motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela, du 30 avril 2001, de moins 18 ans après.
[4] À noter que le délai de prescription pour les crimes sexuels contre les mineurs est, depuis 2010, de 20 ans, sous réserve du droit la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de l’allonger au cas par cas.
[5] « Agressions sexuelles dans l’Eglise : séisme et effacement du droit », Smart Reading Presse, 14 Sep 2018.