Paix Liturgique revient sur les écrits effarants de l’évêque de Grenoble :
« Il faut redire clairement que la messe dite “de toujours” ne date que du XVIe siècle, alors que la liturgie de l’Église remonte au Ier siècle. Celle du Concile de Trente répondait au besoin d’une période de l’histoire de l’Église. La messe de Paul VI a des racines très anciennes, en même temps que des adaptations nécessaires et réfléchies, par fidélité au Christ et à l’Esprit Saint qui conduisent l’Eglise à travers les siècles » (Guy de Kerimel Évêque de Grenoble).
Paix liturgique – Evoquons aujourd’hui, cher Hughes, ce morceau d’anthologie de Mgr de Kerimel dans son communiqué du 2 septembre 2021 et commençons, si vous le voulez-bien, par l’utilisation de l’expression « Messe de toujours » qui serait celle des fidèles attachés à la liturgie traditionnelle.
Hughes Chartreux – Il est évident que, d’un point de vue liturgique, l’appellation de « Messe de toujours » utilisée par certains fidèles n’est pas scientifique… ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas une signification profonde…
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire qu’au cours des années 60, lorsque les fidèles ont constaté avec effroi l’instauration de « réformes » qui, concrètement, dénaturaient la réalité spirituelle et doctrinale du sacrement auquel ils étaient attachés, ils surent dirent d’instinct – l’instinct de la foi, le sensus fidelium – que cette messe nouvelle n’était plus la même messe, n’avait plus la même substance que celle que depuis toujours ils avaient connue. Plus simplement ils comprenaient « qu’on leur avait changé la messe », comme l’ont si bien exprimé Georges Brassens et tant d’autres…
C’est donc bien naturellement que s’est installée chez de nombreux catholiques cette nuance entre la messe catholique traditionnelle, comme l’avait connue les fidèles et toute l’Église latine depuis de nombreux siècles et qu’ils considéraient « comme la messe de toujours », c’est-à-dire la messe en conformité avec leur foi catholique, alors que la liturgie nouvelle qui souvent, bien trop souvent, hier comme aujourd’hui, semble s’éloigner gravement de ce que constitue la messe dans la foi catholique.
Aujourd’hui encore ?
Même si certains excès franchement blasphématoires sont devenus plus rares, il est patent que la messe nouvelle, c’est-à-dire la messe de Paul VI, n’est que très rarement célébrée selon les règles qui ont justifié sa mise en place.
N’exagérez-vous pas ?
Pas le moins du monde… et pour s’en convaincre il suffit de revenir sur la lettre envoyée à nos évêques il y a quelques semaines par un groupe de prêtres et de laïcs, dont notamment notre ami Denis Crouan, l’héroïque animateur du site « Pro Liturgia » qui s’est fixé pour objectif d’agir pour que la nouvelle liturgie soit « célébrée selon les principes et les textes de la réforme conciliaire. » Malheureusement ce beau rêve apparait de plus en plus irréalisable du fait de la nature même des principes et des textes de la réforme conciliaire (pour en savoir plus consulter notre lettre 833 du 15 novembre 2021, consacrée à ce sujet).
Mgr de Kerimel déclare donc que la messe « de toujours », c’est-à-dire la messe tridentine, ne daterait que du XVIe siècle…
Où Mgr de Kerimel a-t-il appris l’histoire de la liturgie ? Si vous le permettez je répondrai en citant le pape Benoit XVI, dont Mgr de Kérimel conviendra qu’il était savant en ces choses : « Je voudrais faire une brève remarque, déclare-t-il, sur la querelle à propos de la liturgie dite tridentine. Il n’existe pas de liturgie tridentine et jusqu’en 1965 ce mot n’aurait rien dit à personne. Le concile de Trente n’a pas “fait” de liturgie. Et il n’y a pas non plus, au sens strict, de Missel de saint Pie V. Le Missel qui est paru en 1570 sur l’ordre de Pie V ne se différenciait qu’en peu de chose de la première édition imprimée du Missel romain parue juste cent ans auparavant. Dans la réforme de Pie V, il s’agissait au fond uniquement d’éliminer les proliférations du Moyen Âge tardif, ainsi que les fautes qui s’étaient introduites au moment de recopier et d’imprimer : ceci afin de prescrire pour toute l’Église le Missel de la ville de Rome qui n’avait pratiquement pas été atteint par ces événements » (Josef Ratzinger, L‘Eucharistie – Pain nouveau pour un monde rompu, Fayard, 1981, p. 166-167). »
Mais ce missel était bien de Saint-Pie-V ?
Tout à fait, mais ce Missel n’était :
– Pas un Missel nouveau,
– Et encore moins un Missel réalisé dans le but de faire appliquer les décisions du Concile de Trente.
Il faut avoir à l’esprit qu’il s’était produit, plus d’un siècle avant la promulgation du Missel de Saint-Pie V, une grande découverte, une innovation technologique évidente pour nous mais révolutionnaire pour l’époque, qui fut celle de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (ou peut-être un autre) vers l’année 1450.
Mais en quoi cette innovation intéresse-t-elle notre sujet ?
Parce que cette invention extraordinaire eut une diffusion immédiate. Sachez qu’en cinquante ans, c’est-à-dire avant 1500, le nombre d’ateliers d’imprimeurs dépassa les 1000 en Europe et la production de ces « premières imprimeries » fut impressionnante car les historiens estiment que plus de 20 millions d’ouvrages furent publiés entre 1450 et 1500 ; un chiffre considérable sans commune mesure avec le nombre obligatoirement très modeste des ouvrages reproduits par des ateliers de copistes. Or, parmi ces millions d’ouvrages, les textes religieux et bien sur les Missels, sont nombreux.
De quel ordre ?
Les spécialistes identifient aujourd’hui plus de 550 missels différents imprimés entre 1450 et les années qui précèdent la promulgation du missel dit de Saint-Pie V (le plus ancien conservé datant de 1474). Sachant qu’un grand nombre ont dû disparaitre il ne serait pas exagéré de penser que ce furent plus de 1000 missels différents qui furent imprimés en ces temps anciens.
Il s’agissait de missels diocésains, des missels de congrégations religieuses mais les plus nombreux étaient des missels romains.
Car il existait un missel romain avant saint Pie V ?
Bien sûr, il existait un missel romain avant saint Pie V. Je ne peux ici vous en refaire l’histoire, mais je voudrais seulement de vous montrer qu’il est absurde d’affirmer que la liturgie traditionnelle, qui est celle du missel romain, ne daterait que du XVIe siècle.
Pouvez-vous nous donner cependant au moins les grandes lignes de son histoire ?
Pour être bref, je n’évoquerais que les trois siècles qui précèdent Le missel de Saint-Pie-V. On connait en effet, dès le XIIIe siècle le missel secundum consuetudinem romanæ curiæ, c’est-à-dire selon la coutume de la Curie de Rome, qui était célébrée par les assistants du pape dans le Santa Sanctorum qui existe encore à coté de Saint-Jean-de-Latran.
Et ce Missel avait-il des particularités ?
Bien sûr et notamment d’être plus concis que de nombreux missels utilisés par des chapitres cathédraux ou par des communautés monastiques.
Pourquoi ?
Peut-être tout simplement car les membres de la Curie papale avaient beaucoup d’activités et devaient donc limiter la durée des cérémonies, ce qui n’était pas le cas de la plupart des religieux que nous appellerons aujourd’hui « contemplatifs. »
Mais si cette messe de la Curie n‘était célébrée qu’à Rome, comment son usage se rependit –il ?
Pour deux raisons :
La première fut la naissance et le développement des ordres mendiants : peut-être parce que ces communautés consacrant une large partie de leur temps à leur apostolat il leur fallait utiliser une liturgie plus concise. Ce furent manifestement les franciscains qui, découvrant cette liturgie à la cour du pape, l’adoptèrent les premiers.
En l’adoptant ils la diffusèrent non pas au sein d’une seule communauté ou d’un diocèse mais dans toutes les régions du monde où était présent l’Ordre, et déjà au XIIIe siècle cette présence était considérable.
Cela permit donc de répandre le Missel de la Curie sur toute l’Orbis terræ de l’époque ?
Tout à fait, et la seconde raison de la diffusion de la messe de la Curie est que, lorsque l’imprimerie fut inventée, les artisans imprimeurs comprirent immédiatement que reproduire un Missel connu dans de nombreuses régions était plus intéressant économiquement que de reproduire un missel connu seulement dans un diocèse parfois tout petit. Aussi est-ce pour cela qu’ils choisirent d’imprimer prioritairement des missels romains.
C’est donc pour cela que parmi les missels imprimés entre 1450 et 1570 les plus nombreux sont des missels romains.
Tout à fait, et n’oubliez pas qu’en ce temps le monde était en plein changement, notamment par la découverte des Amériques par les grands navigateurs qui avaient donné au monde son aspect actuel. Or, dans ces immensités ouvertes au catholicisme, ce furent presque partout le missel romain, ou des missels très proches comme le missel dominicain, qui s’imposèrent donnant, bien avant les décisions de saint Pie V au missel romain un caractère universel. J’ajoute que, dans le monde latin, les missels particuliers étaient massivement des missels très proches du missel romain.
Cependant saint Pie V promulgua bien un missel en 1570 ?
Tout à fait mais ce n’était pas « SON » missel, mais une édition du Missel romain qui lui était très antérieure.
Mais on dit que ce missel a innové en ajoutant par exemple les prières au bas de l’Autel ou le dernier Évangile… ?
On dit beaucoup de choses inexactes car une étude approfondie des 550 missels imprimés antérieurs au Missel de Saint-Pie-V indique que ces éléments existaient avant lui et se retrouvent dans des missels romains plus anciens.
Pourquoi cette édition de 1570 ?
Elle vient d’une volonté d’unifier – notamment grâce à l’imprimerie et à la dimension devenue universelle de l’Église – et aussi de donner au Pape l’exclusivité pour la surveillance des éditions futures.
Le missel de Saint-Pie-V n’est donc pas le missel du Concile de Trente ?
Non, il n’est pas le missel du Concile de Trente. La XXIIe session du Concile renvoyait seulement au pape la charge de donner une bonne édition du bréviaire et du missel romains déjà existant.
Mais pourtant les Pères du concile de Trente s’étaient intéressés aux questions liturgiques ?
Même si les Pères du concile de Trente s’intéressèrent à la messe ils le firent pour mieux faire comprendre le caractère sacrificiel du sacrement, et il leur arrive d’évoquer le missel romain, le canon spécialement. Mais en matière liturgique les questions évoquées par les Pères ne concernèrent pas du tout la question de l’Ordo Missæ mais seulement celle des pratiques dévotionnelles notamment en ce qui concerne les messes votives qui parfois s’approchaient de la superstition. Saint Pie V a diminué dans le bréviaire et le missel le nombre des fêtes de saints, des messes votives et des défunts en revenant à l’ancien calendrier romain.
Donc le missel n’est ni celui de Saint-Pie-V ni celui du concile de Trente ?
Tout à fait. Comme je viens de vous l’expliquer il a promulgué un missel romain qui, hormis quelques détails insignifiants, existait des siècles avant lui.
Et il l’imposa ?
Voilà encore un point à clarifier. Certes saint Pie-V imposa son nouveau missel à la chrétienté, mais il permit une exception majeure : celle que puisse continuer à être utilisés les missels toujours en usage en 1570, qui pouvaient justifier d’une ancienneté d’au moins deux siècles.
C’est-à-dire que saint Pie V n’interdit pas les autres missels anciens et vivants ?
Tout à fait et c’est comme cela que perdurèrent des missels d’ordres comme les missels cartusiens ou dominicains ou des missels diocésains comme l’es missels Lyonnais ou Ambrosien ou encore des usages régionaux comme le rite Mozarabe, sachant que de nombreux diocèses, qui auraient pu conserver leurs usages propres, n’ont pas profité de cette clause et ont adopté le missel romain, notamment pour les raisons d’économie en matière d’imprimerie que j’ai évoquées.
Mais était-ce dans l’intention de les supprimer à terme ?
Pas du tout. D’ailleurs ces différents usages restèrent bien vivants jusqu’au second Concile du Vatican.
Donc, de la promulgation du missel de Saint-Pie-V jusqu’au concile de Vatican II, il y eu plusieurs missels en usage au sein de l’Église Latine ?
Bien sûr, sans parler d’un mouvement très complexe d’éditions diocésaines propres dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, et cela ne posa pas plus de problèmes que l’existence des rites orientaux que suivent nos frères catholiques du Proche-Orient ou d’ailleurs. Cela peut paraitre surprenant aujourd’hui mais en ces temps l’Église n’imposait pas une uniformité liturgique si la diversité exprimait la même foi catholique.
Donc il se trouva une situation tout à fait différente de celle dans laquelle nous nous sommes trouvés dans l’Église depuis 1969 ?
Absolument.
Donc vous pensez que nous avons fait le tour du sujet…
Permettez-moi de terminer cet excursus par une seconde citation de Benoit XVI notre Saint-Père émérite qui, LUI, était un érudit en matière liturgique. Celui qui était alors le cardinal Josef Ratzinger a réfuté vivement ce qu’il appelle « l’idée absurde que le concile de Trente et Pie V auraient eux-mêmes rédigé un Missel il y a quatre cents ans » (Josef Ratzinger, L’Eucharistie – Pain nouveau pour un monde rompu, Fayard, 1981, p. 167).
Mais, pardonnez-moi d’y revenir, comment comprendre les propos de Mgr de Kerimel affirmant que le missel de Saint-Pie-V date du XVIe siècle ?
Soit c’est par ignorance, soit c’est une sorte de tour de passe-passe… Je pense que Mgr de Kerimel, comme plusieurs de ses confrères essaye de manipuler ses fidèles en s’appuyant sur le principe simpliste suivant : si le pape saint Pie V a pu « inventer une messe au XVIe siècle à l’issue du concile de Trente, pour en faire appliquer les décisions, pourquoi le pape Paul VI ne pouvait-il pas faire de même à l’issue du Concile Vatican II, pour en faire appliquer les directives ? Et par ce moyen, en quelque sorte, nous obliger à nous soumettre à Paul VI au nom de Pie V. Mais Voilà, la comparaison n’est pas valable.
Cher Hughes une dernière question : Mgr de Kerimel, dans son décret, n’évoque pas seulement la messe dite de Saint-Pie-V dont nous avons bien compris qu’elle n’était en rien « Sa » messe mais la messe romaine déjà multiséculaire. Il établit un parallèle entre cette dernière et la messe de Paul VI qui selon lui « a des racines très anciennes. »
C’est LE point sur lequel je vous propose de revenir dans mon prochain entretien car il mérite bien des éclaircissements qui eux aussi confirmeront que la science et l’histoire de la liturgie ne sont pas des fantaisies mais des sujets sérieux sur lesquels il ne faut pas – fût-on évêque – dire n’importe quoi n’importe comment comme un bonimenteur de foire.