Nonce apostolique en France depuis janvier 2020, Mgr Celestino Migliore, 69 ans, a exercé de très hautes charges dans la diplomatie du Saint-Siège : Observateur permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe, Secrétaire de la Section pour les relations avec les États de la Secrétairerie d’État, Observateur permanent du Saint-Siège au Nations-Unies, Nonce en Pologne et enfin en Russie.
Sa nomination en France fut un évènement. En effet, depuis l’arrivée sur le trône pontifical de Jean-Paul II, tous les nonces à Paris avaient été nommés dans une ligne très classique, tant pour procéder à l’assagissement de l’épiscopat français après la période Paul VI, que pour répondre à la conjoncture particulière de la France, où le lefebvrisme et plus généralement le traditionalisme, avait une belle importance : ainsi les nonces Felici, Antonetti, Tagliaferri, Baldelli et Ventura, furent tous des « ratzinguériens », pour employer une étiquette commode.
Celestino Migliore était à l’inverse un progressiste bon teint. Du moins il l’était opportunément devenu, car il n’est pas évident que ses convictions soient des plus affirmées, veillé qu’il a été successivement par des personnalités aussi différentes que les cardinaux Sandri et Becciu. On peut aujourd’hui se demander si, lorsque la Secrétairerie d’État a proposé au Pape, il y a un an et demi, Celestino Migliore pour Paris, elle n’avait pas quelque idée derrière la tête. Dans le pays d’élection de la résistance à la réforme liturgique du Concile, il pouvait être l’homme de l’envoi des chars d’assaut contre la très dangereuse messe tridentine.
L’article qui va suivre, de l’abbé Jean-Marie Perrot, dans Res Novæ n. 29 de mai 2021 ( https://www.resnovae.fr/une-pastorale-generative/ ), fait le commentaire d’une conférence particulièrement étonnante, donnée par l’archevêque Migliore dans un colloque à Rennes, en janvier dernier 2021.
Une « pastorale générative » doit remplacer une « pastorale de conservation »
Mgr Celestino Migliore, nonce apostolique en France, a prononcé une conférence, le 28 janvier 2021, devant le clergé de l’archidiocèse de Rennes. La première partie a été reprise dans une récente livraison de la Nouvelle Revue Théologique, ce qui est dire l’importance que d’aucuns lui accordent. Intitulé, par la revue, « Évangélisation et promotion humaine. La conversion pastorale selon le pape François », le discours frappe, et par sa clarté, et par son emphase louangeuse à l’endroit de la figure et de l’œuvre providentielles du pape.
Il n’est pas raisonnable de croire comme avant
Mgr Migliore est comme le Grand Inquisiteur. Celui des Frères Karamazov de Dostoïevski, celui de Silence de Shusaku Endo (et du film de Scorcese, tiré du roman, en 2017). Celui qui déclare aux fidèles catholiques – et à Dieu – qu’il n’est pas raisonnable, qu’il est contre-productif, pour tous, de continuer à vivre et à croire comme auparavant. « Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? », protesta le premier à la face de Jésus, alors que celui-ci avait eu l’outrecuidance de se montrer à nouveau et que la foule se tournait avec ferveur vers lui. Le second insinua dans l’esprit du père jésuite espagnol envoyé au Japon que le geste d’apostasie qu’on lui demandait – marcher sur une image du Christ – était, pour sauver des hommes, des chrétiens emprisonnés et à défaut de ce geste condamnés à mort, qu’il était la voie d’un amour concret et efficace : Jésus lui-même ne s’était-il pas sacrifié ?
Mgr Migliore est moins direct, mais il est plus moderne : comme dans une série télévisée, dont l’intrigue s’est émoussée après un certain nombre d’épisodes, il lance : « quelques pistes d’engagement assez claires se profilent qui nous permettent d’inaugurer une saison nouvelle ». Car, déclare-t-il, Église et société sont parvenues à un point de rupture. Ce dont le pape François a une conscience vive. Alors, « quel avenir le pape François imagine-t-il pour le christianisme dans ce contexte ? » Comme un scénariste, ou comme le grand homme hégélien, dont la pensée et le vouloir révèlent l’Esprit.[2]
Synodalité ! Synodalité ! Synodalité !
Qu’en est-il ? « La foi ne sera sauvée », dit Mgr Migliore, que si la Parole de Jésus-Christ en sa force originelle de kérygme (le contenu essentiel de la foi) se fraie un chemin au travers et au-delà des formes actuelles d’incarnation de la parole biblique, de la doctrine, de la tradition, du gouvernement, devenues obsolètes. Elle doit se frayer un chemin au travers et au-delà d’une parole biblique infantilisée ou mythologisée – parce que biblique –, d’une parole divine suspecte de despotisme et d’intolérance – parce que divine –. Pour ce faire, cette Parole doit rejoindre la parole des hommes en quête de vérité, Parole qui, depuis un millénaire, a déserté l’Église, mais non pas Dieu : « une réflexion prodigieuse sur l’homme et sur ses dimensions constitutives (…) s’est développée en dehors des églises, mais non en dehors de la Vérité, parce que personne n’a l’exclusivité de Dieu. » Que les Chrétiens apprennent donc à marcher avec les autres hommes : tel est le programme de la synodalité chère au pape – « aller ensemble », selon l’étymologie ». Qu’est-ce à dire ? Eh bien, selon le nonce, c’est « nous insérer dans la culture contemporaine, en réhabilitant la créativité, la capacité d’interprétation de la vie de l’homme et la force opérante de la Parole de Dieu ». Formule absconse, sans doute extraite d’une motion de synode diocésain…
La suite immédiate n’éclaire pas le propos, entre ennemi imaginaire (« intimidation de celui qui penserait rendre un bon témoignage à l’Évangile en maniant la vérité comme une épée ») et formules toutes faites (« rester en sortie », « se placer avec courage sur la scène du monde »). Ne reste que l’appel au dialogue et à la rencontre en vue de « faire quelque chose ensemble ». Mais quoi ? Et surtout s’interrogera-t-on : que reste-t-il de la force de la parole du salut, de l’assurance que la doctrine et la tradition ne sont pas en substance changées ? « Il s’agit justement de comprendre que, face à la crise qui frappe nos sociétés et que la pandémie a amplifiée de façon démesurée, la foi est proposée comme une « ressource spirituelle » qui peut faire la différence, tant au plan individuel qu’au plan collectif. » L’indigence du vocabulaire le dispute à la placidité de l’aveu : l’Évangile n’est pas plus qu’une ressource spirituelle qui peut faire la différence ! Mais, est-elle seulement nécessaire ?
Dangereuse Eucharistie
La référence à la situation sanitaire se poursuit, avec des considérations sidérantes sur le sacrement de l’Eucharistie. Dans la ligne du kérygme, dont on nous dit qu’il occupe la première place, mais dont on ne cerne pas bien la figure, dont on ne sent en tout cas pas la vigueur d’interpellation, son appel urgent à la conversion à Jésus-Christ, la pandémie joue le rôle du kairos, c’est-à-dire du temps favorable, de la crise qui permet un renouveau de l’action de Dieu (soit par une intervention directe, soit par la conversion des fidèles) dans l’histoire et dans l’Église. Tel est bien le cas, assure Mgr Migliore : Que les églises se soient vidées, qu’on ait été contraint à communiquer online, et que cela n’ait pas porté beaucoup de fruits, est le signe d’un enfermement des communautés chrétiennes tournées sur elles-mêmes, sur « une foi déjà existante, plutôt que davantage [vers] une foi encore en gestation ». Une des causes en est que la messe a pris une importance démesurée, étant la seule modalité de rassemblement entre catholiques et de présence dans la société. « À tel point que, quand l’urgence de la pandémie en a rendu de fait impossible la célébration dans sa modalité publique, tout l’édifice est tombé et il semblait que rien ne restait debout. »
Et que dire, poursuit notre conférencier, de la solution trouvée, les messes online ? N’a-t-on alors pas versé, à rebours du mouvement liturgique et du concile Vatican II, dans une valorisation de l’action solitaire rituelle du célébrant, d’un automatisme suspect ? Heureusement, nous rassure-t-on, le pape n’a pas manqué de rappeler avec insistance que ce qui importe fondamentalement, ce n’est pas le rite, mais la vie qui découle de la célébration. « « La juste manière de rendre un culte à Dieu », pour reprendre l’expression de Paul (Rm 12, 1), est celle qui assume la forme concrète du corps donné dans les gestes des soins, de la tendresse, de la solidarité, de la miséricorde, de la réconciliation. »
Au lecteur à peine sorti de sa stupeur, la suite apprend que la pandémie a révélé que règne encore une « pastorale de la conservation ». Elle ne suffit plus. Elle n’a d’ailleurs jamais été suffisante, si l’on suit le nonce dans ses développements, car la réforme constante de l’Église – Ecclesia semper reformanda – s’entend d’une « pastorale générative, expression d’une Église consciente de ne pas être déjà constituée entièrement mais qui reste toujours en cours de constitution ».
Constitution : le mot mérite d’être pesé… Comme le lecteur a peur de comprendre, il poursuit sa lecture, revient en arrière, guettant des mots, des expressions rassurantes ou inquiétantes. Elles sont clairement du second ordre : les chrétiens doivent s’assumer « en situation de diaspora », l’Église doit se reconnaître « décentralisée dans l’histoire », « immergée dans un changement continu ». Et si l’on saisit bien la pensée théologique sous-jacente, ces caractéristiques ne sont pas celles des circonstances présentes, mais elles constituent l’Église, dont le propre, en définitive, est de « rester en sortie », dans un « évidement de soi ».
Qu’on le pardonne à l’auteur de ces lignes, mais c’est plus qu’il n’en peut supporter. Quelle bassesse de vue ! Il ne suffira pas de nous renvoyer au commencement de la conférence et aux constats implacables que la sociologie religieuse, que l’évolution de la culture, des mœurs et des législations permettent de poser sur la situation problématique de l’Église dans le monde moderne ; cela ne changera pas notre cri : quelle petitesse de perspective ! Quelle absence de regard surnaturel ! A moins qu’il n’y en ait un, et c’est alors plus inquiétant encore, bien que fort peu surprenant : nous sommes en fait revenus au vieux thème de l’Église constantinienne et tridentine à rejeter. Mais ici les choses sont dites franchement. Le seul exemple donné, qui n’est « en rien académique ou marginal » – ce avec quoi nous tombons d’accord –, celui de la messe, place la pensée dans une lumière crue.
Devant ce discours, nous résistons, et avec nous les enfants du catéchisme qui, cette année, ont fort bien compris, le poids de l’expérience personnelle aidant, ce que c’était que de voir l’accès aux sacrements réduit, ce que cela « faisait » de ne pouvoir aller à la messe ou d’entrer dans l’église par la porte de derrière… Quel affaiblissement, au départ, du bon sens ; quel dévoiement, surtout, du sens de la foi peuvent laisser suggérer que ce que la pandémie a révélé de la messe, c’est la compassion des soignants – si admirable soit-elle – et non l’insupportable privation des sacrements, d’autant plus ressentie qu’elle a été faite sans protestation des pasteurs. Ici, le seuil de l’indécence est franchi, la crise sanitaire est instrumentalisée pour aller plus loin encore dans la disparition de l’Église.
abbé Jean-Marie Perrot