Voici le discours prononcé par Mgr Dominique Lebrun, lors de la cérémonie en hommage au Père Jacques Hamel le 26 juillet à Saint-Etienne-du-Rouvray :
Monsieur le Ministre, Monsieur le Préfet de Région,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Cher Hubert Wulfranc,
Mesdames et Monsieur les représentants des présidents de la Région, du Département et de la Métropole, Mesdames et Messieurs les élus des collectivités territoriales,
Madame la Procureure générale,
Monsieur le Directeur de la Sécurité publique,
Monsieur le Commandant de la gendarmerie de la région Normandie, mon Général, Monsieur le Président du Tribunal administratif,
Monsieur le Bâtonnier,
Monsieur le Maire,
Cher Joachim Moyse,
Cher Guy, Chère sœur Danièle,
Chère famille du Père Hamel,
Chers amis des autres confessions religieuses, notamment juive et musulmane, Chers frères et sœurs de la paroisse,
Chers tous,
Soyez remerciés pour votre présence ; chacune est importante, pour ce que vous représentez, pour ce que vous êtes. Du fond du cœur, merci.
Le cinquième anniversaire de l’assassinat du Père Jacques Hamel présente deux particularités chronologiques. D’une part, il suit de quelques semaines le décès de Janine Coponet, témoin, double témoin, si j’ose dire. Témoin de la mort du Père Jacques Hamel, témoin de l’égorgement de son mari, cher Guy, alors qu’ensemble vous participiez à la messe. D’autre part, ce cinquième anniversaire précède de quelques mois le procès de quatre personnes accusées d’être complices de cet acte que nous appelons, dans la foi chrétienne, martyre, et que tous reconnaissent comme barbare.
Prenant le risque d’étonner, voire d’être incompris, permettez-moi de m’arrêter d’abord sur le second événement avant le premier. Depuis les premières heures de ce 26 juillet 2016, je prie pour les deux assassins décédés juste à côté de l’endroit où nous nous trouvons. Je le fais avec la communauté chrétienne, non sans difficulté dans mon cœur qui, parfois, a encore des sentiments de vengeance, de colère. Nous le faisons car notre horizon est celui de Jésus, celui de la miséricorde et du pardon : nous croyons que Jésus, Dieu fait homme, est venu sauver toute l’humanité, venu lui pardonner.
De plus en plus, nous croyons que cette humanité est une. Quel sens donnerions-nous à un Dieu qui ne sauverait que quelques-unes de ses créatures sans les autres ? Son amour serait-il impuissant à sauver ceux dont Il veut l’existence, une existence à qui il donne la liberté mais à qui il ne donne pas la mort, et ne peut se résoudre à cette mort. La pandémie est un autre signe que la santé – autre appellation du salut – n’est pas divisible quoi que l’humanité fasse de son unité, avec ses frontières ou son lot d’injustices qui divisent.
Ma prière se rapproche donc des quatre accusés qui comparaîtront au tribunal des hommes dans six mois, dont trois sont en détention depuis presque cinq ans. La justice des hommes doit passer pour eux, selon les lois de notre pays et selon les grands principes qui sous-tendent la vie humaine. Cette justice dira s’ils sont innocents, s’ils sont coupables et, dans ce cas, quelle peine ils doivent vivre.
La justice des hommes s’arrête là. Ma prière essaie de rejoindre la justice de Dieu, celle qui, sans possibilité d’erreur, sait ce qui est bien, ce qui est mal. Mais la justice de Dieu ne s’arrête pas à déclarer le bien et le mal, elle s’emploie à rendre juste celui qui ne l’est pas. C’est vrai pour moi, et c’est ce qui m’aide à reconnaître mes torts. C’est vrai pour notre Eglise, et c’est ce qui nous aide à reconnaître nos torts, qui sont parfois de grands torts. C’est mon espérance, c’est l’espérance des chrétiens : par la grâce de Dieu, tous peuvent devenir meilleurs, y compris des complices d’assassin.
Cette espérance, notre société en a fait le socle de sa justice. N’est-ce pas ce qui sous-tend l’abolition de la peine de mort ou d’une peine à perpétuité ? N’est-ce pas ce qui sous-tend la finalité la plus importante d’une peine : le retour à une vie digne pour le délinquant, qui est devenu indigne ? Nous ne devons jamais penser que la vie d’un délinquant est la prison. Il est fait pour en sortir. Nous avons tous à participer à cette finalité en donnant les conditions de ce retour. Chrétiens, nous croyons que l’amour universel de Jésus, sa miséricorde et la grâce de Dieu font partie sinon des conditions du moins de ce beau chemin. Il ne faudrait pas que notre pays s’éloigne de son socle : toute vie humaine vaut d’être vécue et a un beau chemin à vivrejusqu’au bout. C’est notre responsabilité commune : encore une fois, il n’y a qu’une seule humanité.
Janine Coponet est allée au bout de son chemin sur terre, il y a quelques semaines. Elle participait à l’espérance des chrétiens. Ses derniers mots sont aussi exemplaires que ceux du Père Jacques Hamel, peut- être aussi, pour certains, incompréhensibles : « Je meurs contente, dit-elle ». Elle remerciait Dieu pour sa vie, malgré les épreuves, ou à cause d’elles, y compris cette terrible épreuve que nous commémorons en ce jour.
Comment ne pas souligner l’heureux et providentiel choix du Pape François de nous dispenser du délai de cinq ans avant d’ouvrir le procès en béatification qui pourrait, un jour, reconnaître officiellement le martyre du père Jacques Hamel ? Le Pape a ainsi permis que soient recueillies les dépositions de tous les témoins oculaires. Comme vous savez, l’enquête diocésaine est achevée, déposée à Rome et nous avons reçu la reconnaissance de la validité de cette enquête. La suite ne nous appartient plus, je veux dire la suite de ce procès.
La suite du martyre, elle, nous appartient déjà. Le mot « martyr » signifie « témoin », en un sens qui va bien au-delà du témoignage indispensable que Janine et vous autres, Sœur Danièle, Sœur Hélène et Sœur Huguette, Guy, avez rendu à la justice française, ou à la procédure en béatification en témoignant de ce que vous avez vu. Être témoin, vous le savez, signifie aller jusqu’au bout de l’amour reçu, au fond être fidèle. Merci à Janine d’être allée à sa manière jusqu’au bout, en fidélité à l’amour reçu et reconnu.
Merci à vous tous, chers amis, d’être fidèles à ce que vous avez reçu par cet événement terrible qui, grâce à chacun de nous et à tous, peut devenir de plus en plus un chemin d’espérance et de fidélité à une humanité indivisible.
Pour les chrétiens, c’est bien le sens profond de l’être témoin auquel nous invitent le Père Jacques Hamel et, paradoxalement, Mesdames et Messieurs les parlementaires, les lois de notre pays qui, il faut bien le dire, s’éloignent des 10 commandements. M. le Ministre, ce n’est plus la loi qui nous oblige à respecter la vie de son commencement à son terme naturel ; ce n’est pas la loi qui nous commande d’aider notre prochain venant trouver refuge sur notre sol ou arrivant en rêvant d’un eldorado ; ce n’est plus la loi qui nous enjoint de respecter les commandements de Dieu dans la vie familiale ; ce n’est pas la loi qui nousinspire de travailler au vivre ensemble et de prendre le pardon comme horizon. Alors, ce n’est plus la loi, il y a un impératif bien plus grand : c’est l’amour, c’est l’amour reçu, c’est l’amour donné. C’est l’amour qui a fait vivre le Père Jacques Hamel, ici à Saint-Etienne-du-Rouvray, et qui le fait vivre aujourd’hui dans nos cœurs et auprès de Dieu.
Permettez-moi de conclure en vous remerciant, Monsieur le Ministre, pour votre présence renouvelée qui marque votre attention aux communautés religieuses. Permettez-moi aussi de remercier chaleureusement la ville de Saint-Etienne-du-Rouvray pour son attention à la communauté catholique blessée, et à la vie des communautés croyantes. Si nos communautés peuvent, voire doivent être en contestation de la vie sociétale telle qu’elle se vit, en particulier dans ses violences et ses injustices, elles n’ont aucune intention de s’en séparer, bien au contraire. Comme le Père Jacques Hamel l’a été, nous souhaitons être ferment d’amitié dans une vie commune, simplement et fidèlement.
DOMINIQUE LEBRUN Archevêque de Rouen.