Dans une tribune publiée dans Le Figaro, l’abbé Amar, prêtre du diocèse de Versailles, estime que la France est devenue un pays de mission :
On ordonne en France ces jours-ci 130 nouveaux prêtres. Ils ne seront pas de trop, à commencer par les 26 d’entre eux (du jamais vu !) ordonnés au sein de la Communauté Saint-Martin au cours de deux cérémonies distinctes, précaution sanitaire oblige. Depuis 2000 ans, leur mission est inchangée, à la fois vertigineuse et exaltante: donner Jésus et le faire aimer. Mais dans quel paysage arrivent-ils?
En effet, les mois écoulés n’ont pas affecté les seuls rouages économiques, politiques et sociaux de notre pays. Ils ont aussi accéléré et amplifié certaines tendances dans l’Église de France. Le premier indicateur est celui des chiffres: certains diocèses évoquent une baisse significative du taux de pratique. Il s’agit souvent de personnes âgées, dissuadées de sortir de chez elles par crainte de la contamination, et qui ont trouvé un certain confort à la diffusion télévisée ou digitalisée des messes. En fait, les restrictions semblent avoir eu raison de la pratique religieuse lorsque celle-ci n’était que ponctuelle ou peu ancrée.
Bien sûr, des poches de forte pratique catholique se confirment selon des configurations géographiques, sociales ou affinitaires déjà repérées.
Mais dans certaines régions où l’Église peinait déjà, on ne parvient plus à tenir le territoire au moyen d’un maillage paroissial traditionnel. Dans le diocèse de Reims par exemple, en combinant le nombre des prêtres et leur moyenne d’âge, l’archevêque (Mgr Eric de Moulins-Beaufort) a dû être pragmatique: il a repéré 11 lieux eucharistiques. Il sait que la messe pourra y être assurée chaque dimanche dans les décennies qui viennent avec une assemblée significative, des capacités d’accueil, de formation, de partage et de solidarité convenables. Des monastères et des sanctuaires, définis comme des «lieux ressources», ont également été repérés. L’évêque a donc proposé que les prêtres et les diacres ne soient plus associés à un lieu déterminé mais à un «espace missionnaire» dans lequel ils auront à être, autant que possible, itinérants. On admet définitivement une réalité affirmée en son temps: la France est désormais un pays de mission.
La rupture est toujours plus forte entre les configurations rurales et urbaines. Certaines nouvelles réalités sont déjà en train de poindre, comme des déséquilibres accélérés entre des territoires et des pratiques, avec des diocèses sans prêtres et des diocèses dynamiques (dans le diocèse d’Arras, par exemple, la moitié des prêtres ont plus de 80 ans). La voix des catholiques fervents se fait un peu plus retentir et, au sein du «catholand», des tensions semblent s’accélérer sur des thèmes déjà assez identifiables: enseignement catholique et enseignement hors contrat, liberté et expression publique du culte, sensibilités liturgiques, primauté du social, accueil des migrants, dialogue avec l’islam… Dans un contexte complexe de relation à la société postmoderne, il n’est peut-être pas impossible que les tensions qui traversent l’épiscopat allemand ou américain, s’importent en France.
L’âge médian des prêtres est de 75 ans et, depuis déjà plusieurs années, pour un jeune prêtre ordonné, 12 sont enterrés. Pour autant, le ratio entre le nombre de prêtres et les fidèles demeure stable. Le manque de prêtres est plutôt une conséquence et non la cause de l’effacement de la foi catholique: moins de chrétiens veut dire logiquement moins de prêtres !
La crise dont nous sortons n’a-t-elle pas non plus révélé l’humanité des prêtres, à travers leurs caractères et leurs tempéraments? Selon qu’ils soient sanguins, flegmatiques ou mélancoliques, ils n’ont pas manqué de susciter des réactions de la part des fidèles, qui ont fustigé tantôt l’inconscience des uns tantôt l’abandon des autres… La vérité, c’est que beaucoup font le dos rond. Surtout des prêtres diocésains quand ils sont isolés, avec ce mélange de burn-out (épuisement par excès de travail) et de bore out (par absence de sollicitation ou de perspectives). Un journaliste de l’hebdomadaire Famille Chrétienne vient de s’en faire l’écho dans un texte d’une profonde délicatesse.
Depuis peu de temps, de nombreux prêtres et évêques ressentent le besoin d’être accompagnés par des laïcs, experts en coaching. Ces accompagnements, enracinés dans la sagesse de l’anthropologie chrétienne, peuvent permettre de prendre un peu de recul. Ils aident les prêtres à se recentrer sur l’essentiel de leur ministère, en prenant davantage soin d’eux-mêmes et des relations humaines. Ces initiatives ont probablement aussi leurs limites car elles risquent de transformer les curés en entrepreneurs efficaces et hyper-organisés. Car c’est tout un art pour un curé de déléguer sans infantiliser, de parfois lâcher prise sur l’administration et la gestion, en acceptant que les laïcs animent des projets avec lui, souvent sans lui, jamais contre lui.
La bonne nouvelle des confinements successifs, c’est que les prêtres ont peut-être dû davantage aller en profondeur et un peu moins au large. Ceux d’entre eux qui sont curés affirment également que rester six années sur une paroisse est un laps de temps bien trop court. Beaucoup ont aussi dit leur joie de pouvoir disposer de lieux ou de communautés ressources, de pouvoir se reposer sur des groupes amicaux et fraternels, de se nourrir de grandes amitiés gratuites laïcs/prêtres ou familles/prêtres. Et aussi d’assumer de prendre – comme tout le monde – du temps pour eux, leurs loisirs, leurs lectures, leur hygiène de vie…
Bien sûr, des différences de sensibilités peuvent s’exprimer. On n’est pas prêtre pour soi-même et, dans une paroisse ou une communauté, chacun se reçoit l’un l’autre avec son histoire personnelle, tourné vers un seul but: annoncer Jésus-Christ, sauveur, mort et ressuscité pour tous. Au fil du temps, après cette période éprouvante, peut-être a-t-on aussi avancé dans la fraternité entre prêtres et laïcs, en se disant les choses et en osant exprimer les limites et les besoins? L’expression de la faiblesse et de la vulnérabilité ne permet-elle pas l’éclosion de la générosité?
Ce rapide exposé aura peut-être pour certains le goût de l’amertume et de la déprime. Il n’en est rien. Car juste avant de l’ordonner, l’évêque pose au futur prêtre une ultime question: « Veux-tu, de jour en jour, t’unir davantage à Jésus-Christ qui s’est offert pour nous et te consacrer à Dieu avec lui pour le salut du genre humain ?». Le salut du genre humain ! Rien de moins ! La réponse, toujours poignante, est celle-ci: «Oui, je le veux, avec la grâce de Dieu». Tout est dans les cinq mots de la fin. Car si un jeune homme s’engage pour toute la vie, cela n’est possible que parce que Dieu s’engage lui aussi. Le Seigneur ne lui promet pas une vie facile et confortable: d’ailleurs, le prêtre n’en voudrait pas. Mais il sait que Dieu sera là, toujours aimant, toujours présent. Cela lui suffit pour quitter le port, affronter la haute mer et ses périls. Avec la grâce de Dieu.