Editorial de Mgr Marc Aillet pour la revue diocésaine “Notre Eglise” de décembre 2020
Nous vivons une situation inédite qui ne laisse pas d’inquiéter. Sans doute traversons-nous une crise sanitaire sans précédent, pas tant par l’ampleur de l’épidémie que par sa gestion et son impact sur la vie des personnes. La peur, qui s’est emparée de beaucoup, est entretenue par le discours anxiogène et alarmiste des pouvoirs publics, relayé en boucle par la plupart des grands médias. Il en résulte une difficulté croissante à réfléchir, un manque de recul évident par rapport aux événements, un consentement quasi généralisé des citoyens à la perte de libertés pourtant fondamentales. Au sein de l’Eglise, on observe des réactions pour le moins inattendues : ceux qui dénonçaient naguère l’autoritarisme de la Hiérarchie et contestaient systématiquement son Magistère, en particulier en matière de morale, se soumettent aujourd’hui sans sourciller à l’Etat, semblant perdre tout sens critique, et s’érigent en moralisateurs, culpabilisant et dénonçant sans appel ceux qui osent poser des questions sur la doxa officielle ou défendre des libertés fondamentales. La peur n’est pas bonne conseillère : elle conduit à des attitudes inconsidérées, elle monte les gens les uns contre les autres, elle génère un climat de tension, voire de violence. Nous pourrions bien être au bord de l’explosion !
Voir, juger, agir : ces trois étapes, bien connues de l’Action catholique et présentées par le Pape saint Jean XXIII, dans son encyclique Mater et Magistra, comme caractéristiques de la réflexion sociale de l’Eglise, pourraient bien éclairer la situation de crise que nous traversons.
Voir, c’est-à-dire ouvrir les yeux sur la réalité dans son intégralité et cesser de rétrécir le point de vue à la seule épidémie. Il y a certes l’épidémie de la Covid-19 qui a causé, il est vrai, surtout lors de la « première vague », des situations dramatiques et un certain épuisement des personnels soignants. Mais, avec le recul, comment ne pas en relativiser la gravité par rapport à d’autres détresses qui sont trop souvent passées sous silence. Il y a d’abord les chiffres, que l’on présente comme révélateurs de la gravité inédite de la situation : après le décompte quotidien des décès lors de la « première vague », c’est l’annonce quotidienne des cas dits « positifs », sans que l’on puisse faire le tri entre ceux qui sont malades et ceux qui ne le sont pas. Ne faudrait-il pas comparer avec d’autres pathologies aussi graves et plus mortelles, dont on ne parle pas et dont les protocoles ont pu être ajournés, pour cause de Covid-19, avec parfois des aggravations fatales ? En 2018, on dénombrait 157000 décès pour cause de cancer en France ! On a mis du temps à communiquer sur le traitement inhumain qui a été imposé dans les EHPAD aux personnes âgées, enfermées, parfois à clé, dans leur chambre, avec interdiction de visite des familles : les témoignages abondent sur les perturbations psychologiques, voire les décès prématurés de nos aînés. On parle peu de l’augmentation sensible des états dépressifs chez des sujets qui n’étaient pas prédisposés : les hôpitaux psychiatriques sont ici ou là surchargés, les salles d’attente des psys encombrées, signe que la santé mentale des Français se dégrade de manière inquiétante, ce que le Ministre de la santé vient de reconnaître publiquement. On a dénoncé un risque d’« euthanasie sociale », quand on estime que 4 millions de nos concitoyens sont dans une situation d’extrême solitude, sans compter le million de Français supplémentaires qui, depuis le premier confinement, sont passés en-dessous du seuil de pauvreté. Et que dire des PME, des petits commerçants étranglés qui seront condamnés à déposer le bilan ? Parmi eux, on compte déjà des cas de suicides. Et les bars et restaurants, qui avaient pourtant consenti à des protocoles sanitaires drastiques. Et l’interdiction des célébrations cultuelles, même avec des mesures sanitaires raisonnables, remisées au rang des activités « non essentielles » : c’est du jamais vu en France, sauf à Paris sous la Commune !
Juger, c’est-à-dire apprécier cette réalité à la lumière des grands principes qui fondent la vie sociale. Parce que l’homme est « un de corps et d’âme », il n’est pas juste de faire de la santé physique une valeur absolue, jusqu’à sacrifier la santé psychologique et spirituelle des citoyens, et en particulier de les priver de pratiquer librement leur religion, dont l’expérience prouve qu’elle est essentielle à leur équilibre. Parce que l’homme est social par nature et ouvert à la fraternité, il est insoutenable de briser les relations familiales et amicales et de condamner les personnes les plus fragiles à l’isolement et à l’angoisse de la solitude, comme il est injuste de priver les artisans et les petits commerçants de leur activité, tant ils contribuent dans nos villes et villages à la convivence sociale. Si l’Eglise reconnaît la légitimité de l’autorité publique, c’est à condition que, selon une juste hiérarchie des valeurs, elle facilite l’exercice de la liberté et de la responsabilité de chacun et promeuve les droits fondamentaux de la personne humaine. Or on a fait prévaloir une conception individualiste de la vie et on a ajouté à l’opprobre, ainsi infligé à toute une population, somme toute infantilisée, une culpabilisation facile en brandissant l’argument spécieux de la vie des malades en réanimation et des soignants exténués. Ne devait-on pas reconnaître premièrement la déficience des politiques de santé, qui ont cassé les budgets et fragilisé les institutions hospitalières, en termes de personnels soignants insuffisants et mal rémunérés et de lits de réanimation régulièrement supprimés ? Enfin, parce que l’homme a été créé à l’image de Dieu, fondement ultime de sa dignité – « Tu nous a faits pour toi, Seigneur, et mon cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi » (Saint Augustin) – on aurait tort de sous-estimer la liberté de culte qui reste, dans la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat pourtant promulguée dans un contexte des plus tendus, la première de toutes les libertés fondamentales, que les citoyens, entretenus dans la peur, ont consenti à abdiquer sans discuter. Non, l’argument sanitaire ne justifie pas tout.
Agir. L’Eglise n’est pas obligée de s’aligner sur un discours officiel réducteur et bégayant, encore moins à se faire la courroie de transmission de l’Etat, sans manquer pour autant au respect et au dialogue ni appeler à la désobéissance civile. Sa mission prophétique, au service du Bien commun, c’est d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur ces détresses graves liées directement à la gestion de la crise sanitaire. Certes, il faut soutenir les personnels soignants et secourir les malades – la prudence dans l’application des gestes-barrières fait partie de l’effort national qui incombe à tous –, mais sans imputer trop hâtivement aux citoyens la responsabilité de leur détresse. En ce sens, il faut saluer le professionnalisme des personnels de santé qui se dévouent auprès des malades, et encourager la générosité des bénévoles qui s’engagent au service des plus démunis, et où les chrétiens sont souvent aux avant-postes. Il faut encore faire entendre les justes revendications de ceux qui sont brimés dans leur travail, je pense aux artisans et aux commerçants, et savoir dénoncer une inégalité de traitement en n’ayant pas peur de relativiser l’argument sanitaire brandi de manière insistante pour fermer les petits commerces et interdire les célébrations cultuelles publiques, alors que les écoles, les grandes surfaces, les marchés, les transports en commun sont restés actifs avec des risques potentiellement plus grands de contamination. Quand l’Eglise plaide pour la liberté de culte, elle défend toutes les libertés fondamentales qui ont été confisquées de manière autoritaire, même si c’est temporaire, comme celles d’aller et de venir, de se réunir pour travailler au Bien commun, de vivre du fruit de son travail, de mener ensemble une vie digne et paisible.
S’il faut « rendre à César ce qui est à César », il faut aussi « rendre à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 21), et nous n’appartenons pas à César mais à Dieu ! C’est le sens du culte rendu à Dieu qui rappelle à tous, même aux non croyants, que César n’est pas tout-puissant. Et il faut cesser d’opposer dialectiquement le culte rendu à Dieu, inscrit dans les trois premières paroles du Décalogue, à l’amour du prochain : ils sont inséparables, et celui-ci s’enracine dans celui-là ! Pour nous, catholiques, le culte parfait passe par le Sacrifice du Christ, rendu présent dans le Sacrifice eucharistique de la Messe que Jésus nous a commandé de renouveler. C’est en nous unissant physiquement et ensemble à ce Sacrifice que nous pouvons présenter à Dieu « notre personne tout entière en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour nous, la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12, 1). Et s’il est véritable, ce culte s’accomplira nécessairement dans la passion du bien d’autrui, la miséricorde et la recherche du Bien commun. Voilà pourquoi il est prophétique et impérieux de défendre la liberté de culte. Ne nous laissons pas voler la source de notre Espérance !