Article de Mgr Rougé, évêque de Nanterre, paru dans le Figaro :
“L’épidémie de coronavirus, dans sa violence sidérante, nous a pris par surprise. Le monde entier, où la performance technologique et le consumérisme débridé semblaient régner en maîtres, a un genou à terre pour une histoire invraisemblable de pangolin et de chauve-souris!
«On franchit une montagne et on bute sur un caillou», a pu écrire Georges Bernanos. Notre époque est capable d’exploits apparemment sans limites mais trébuche sur un virus insaisissable et minuscule. Voilà qui nous met devant le mystère de la fragilité de toute vie humaine, cette fragilité que nous sommes constamment tentés de nier et qui se rappelle violemment à notre conscience aujourd’hui comme une réalité essentielle à assumer. Les figures bibliques de la tour de Babel et du colosse aux pieds d’argile n’ont décidément rien perdu de leur actualité salutaire.
«Esprits sans intelligence! Comme votre cœur est lent à croire…», a pu reprocher Jésus à ses disciples. De manière analogue, pourquoi tant d’incrédulité face à l’approche de la déferlante épidémique? Notre gallicanisme et notre orgueil impénitents nous ont conduits à faire preuve de condescendance à l’égard de nos amis italiens au point de rester sourds à leurs appels à une mobilisation accélérée. Un peu d’humilité ultramontaine nous aurait permis davantage de réalisme responsable. Comme évêque, j’ai été saisi d’émotion en apprenant que mon confrère de Bergame avait perdu un prêtre par jour durant la semaine du 9 mars.
Nous voici à présent entrés en quarantaine nationale. Ce carême (c’est le même mot que «quarantaine») profane et républicain est en train de nous faire redécouvrir les vertus d’un certain retrait, de relations familiales vécues sans stratégie d’évitement, de la lecture, voire de la prière. Même si les derniers jours avant le confinement ont vu un peu de précipitation dans les supermarchés, chacun va enfin s’exercer à cette sobriété joyeuse qui constitue le meilleur du souci écologique contemporain mais à laquelle nous peinons tous à nous convertir réellement.
Comme le carême des chrétiens, la quarantaine nationale passe parle recueillement, une forme de jeûne et le partage. Qu’il est important, en ces temps d’inquiétude et de solitude, de veiller en particulier sur les personnes fragiles, âgées ou malades! Il est magnifique de voir surgir ici et là de nouveaux modes de solidarité et se déployer une véritable créativité de la charité. Des voisins qui se connaissaient à peine il y a encore quelques heures veillent à présent attentivement les uns sur les autres tout en respectant soigneusement les consignes sanitaires.
On a beaucoup insisté dans les médias audiovisuels sur les entorses des premiers jours aux règles du confinement. Certains bars et certaines boîtes de nuit, quelques pelouses de jardins publics ont certes eu un peu de retard à l’allumage de la mobilisation générale mais beaucoup plus impressionnante est, me semble-t-il, la rapidité du passage du plus grand nombre au télétravail, au télé-enseignement et au confinement volontaire. Sans doute un réflexe viscéral de survie a-t-il sa part dans cette mise en œuvre disciplinée des directives gouvernementales. Mais elle constitue aussi un signe de la belle vitalité humaine et professionnelle de nos concitoyens.
Pour les catholiques – même pour cette majorité paradoxale que forment les croyants non pratiquants -, la suspension des messes ouvertes à tous est une source d’incompréhension et de douleur profondes, expression en creux d’un attachement plus grand que ce qu’on serait tenté d’imaginer au rendez-vous dominical. Mais, dans le même temps, des paroisses ont redoublé d’énergie, de compétence et de réactivité pour que leurs fidèles retrouvent, sans interruption liturgique aucune, la messe de leur paroisse sur les réseaux sociaux. La vieille Église de France, qui semble souvent fatiguée et affaiblie, apparaît en ce temps d’épreuve collective comme une Église 2.0 débordante de ferveur et de créativité.
Il ne s’agit pas de faire aujourd’hui comme si l’épreuve nationale en elle-même était bienfaisante. Le drame sanitaire en cours et les rudes conséquences économiques qu’il annonce causent et causeront beaucoup de souffrances. Le dévouement héroïque des soignants coexistera vraisemblablement avec les malhonnêtetés et les trahisons typiques des temps troublés. Mais, quoi qu’il en soit, ce que nous avons à vivre de douloureux peut et doit être l’amorce de renouveaux salutaires pour l’avenir. À condition que nous ne cherchions pas à résister par le divertissement avant de tourner la page dans l’amnésie.
Comme dans la chanson, le temps des retrouvailles et de la liberté «reviendra à Pâques ou à la Trinité». Mais cette quarantaine, ce carême national et mondial, est faite pour aboutir à la lumière. Nous avons un genou à terre mais c’est pour nous relever.”