La vie consacrée, en particulier féminine, n’échappe pas à la frénésie actuelle du leadership, du management et de la communication. Différentes institutions d’Église comme la CORREF [1] et l’UISG [2], pour citer la partie la plus visible de l’iceberg, proposent ainsi des formations ciblées pour supérieures générales de congrégations ou de communautés dans le but d’insuffler un esprit nouveau et « créatif » (pour reprendre une expression chère au pape François) au sein de la vie consacrée.
Les instituts et congrégations religieuses féminines apostoliques sont particulièrement exposées du fait de leur contact avec le monde plus étroit que les contemplatives. Cependant la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique a publié, le 15 mai 2018, l’Instruction Cor Orans par laquelle elle entend bien ne pas laisser les moniales de vie contemplative vaquer à Dieu et échapper aux tendances actuelles…
Le leadership des apostoliques
Selon cet esprit nouveau, bien loin des règles monastiques traditionnelles comme des constitutions religieuses foisonnantes au XIXe, la supérieure générale, ou la supérieure de communauté, ne doit plus gouverner selon un mode supposé « infantilisant ». L’obéissance se doit d’être vécue « dans le dialogue », dans l’écoute et l’attention à l’autre. Elle doit intégrer tous les aspects psychologiques et anthropologiques avant toute considération spirituelle. En aucun cas, la supérieure ne doit faire preuve d’une quelconque autorité inhérente pourtant à sa charge.
La supérieure a désormais pour fonction d’ »animer » sa communauté : elle est à l’écoute de chacune pour que toutes se sentent intégrées. L’animatrice raisonne selon l’harmonie apparente du « groupe » et non plus selon la progression spirituelle de chacune de ses « membres » (celles que la supérieure considérait autrefois comme ses « filles »). Cette nouvelle conception du supériorat religieux et donc de la communauté s’apparente à ce que l’on peut observer dans les grandes entreprises :
« Le Happiness Manager ou Chief Happpiness Officer, est une personne en charge du « bonheur » des autres. Il peut s’occuper des salariés de l’entreprise, mais également de contractuels ou même de la clientèle. Happiness Manager peut s’apparenter au rôle d’un DRH, mais dans une dimension plus moderne et plus créative. Il peut également avoir à sa charge, des tâches plus classiques, administratives, habituellement confiées au DRH. Le Happiness Manager est présent et à l’écoute pour améliorer les conditions de travail, la cohésion d’équipe et la satisfaction des employés ou des clients. Les bénéfices de son travail s’en ressentent directement sur le bien-être des salariés, mais se répercutent également sur la performance et la productivité de ces derniers. Un pari gagnant-gagnant ! » [3]
« Institution », « communauté », « famille », il n’en est plus question : sans distinction, on ne parle plus que de « groupes de religieuses », non plus organiques mais organisés [4], construits autour d’un « mythe fondateur » [5]. La notion même de spiritualité et son expression propre à chaque tradition religieuse sont supplantées par le « psychique », devenu la mesure de toute chose.
« Si dans une communauté de femmes, par exemple, on appelle « ma mère » la responsable du groupe, on introduit dans la définition même de la relation une dimension affective qui aura des conséquences sur la santé du groupe et de ses membres » [6]
Ainsi les sœurs font-elles face à une autorité à double facette : d’un côté une supérieure-copine, qui crée un rapport amical et affectif et de l’autre, une supérieure-manager qui impose des méthodes tout sauf religieuses et auxquelles les sœurs doivent se plier sous peine de pécher contre « l’unité ».
Les Congrégations visées ici ont en général une moyenne d’âge de 75 ans, les forces vives ayant atteint la cinquantaine, voire plus. Les jeunes sœurs sont souvent d’origine africaine et considérées « à part » du fait de leur attachement au port d’un habit religieux, au moins un voile. Ce désir « culturel », pour ne pas dire « arriéré », est généralement mal perçu, bien que cela ne soit jamais avoué : que voulez-vous ? l’Afrique n’a pas encore reçu en plénitude l’Esprit du saint Concile mais sa jeunesse est bien utile à l’Occident grabataire. Ces congrégations ont en effet créé des EHPAD, dirigés par une structure généralement indépendante, pas nécessairement catholique. Ces EHPAD permettent d’entretenir des bâtiments vides qui dans un passé pas si lointain accueillaient plusieurs centaines de postulantes et novices.
Les EHPAD permettent aussi aux sœurs aînées dépendantes de vivre à proximité de leur communauté mais concrètement hors de leur communauté : ainsi, la CORREF relaie-t-elle régulièrement les demandes par les congrégations d’ »assistantes laïques ». Leur rôle est de visiter les sœurs de l’EHPAD et celles hospitalisées, leur apporter un soutien spirituel et « faire le lien avec la supérieure ». La dite supérieure qui court le monde pour telle réunion, rencontre ou formation n’a en effet plus le temps à consacrer à ses sœurs. De quel terrible abandon les religieuses âgées sont-elles victimes ! Victimes de l’utilitarisme de notre époque « managérialisée » où le non-performant n’a plus sa place, n’existe déjà plus. Ainsi n’hésite-t-on pas à passer outre le droit canonique en retirant aux sœurs jugées trop âgées leur voix au Chapitre (passive et active). Leur sagesse, leur prudence, leurs doutes mêmes seraient-ils devenus inaudibles ? Bien loin d’être un signe d’ouverture « la libération de la parole » encouragée par les supérieures n’est pour ces dernières que le moyen d’identifier les « divergentes » et de les évincer au nom de l’unité. Dans la profonde détresse où on les relègue, nos aînées offrent leurs souffrances silencieuses. Qui sait si ce ne sont pas elles qui maintiennent encore par leur sacrifice leur communauté déclinante ? Ne les oublions pas dans nos prières !
Trop aveuglées pour comprendre les causes du tarissement de leurs vocations, ces supérieures apostoliques embrassent avec d’autant plus de ferveur volontariste la vision « prophétique et missionnaire » de l’Eglise managériale. Celle-ci ne pouvait longtemps tolérer que les religieuses contemplatives ne soient pas à leur tour « accompagnées dans le changement ».
L’arraisonnement managérial des contemplatives
Les Commissions pour les religieux, principalement la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, entendent bien faire appliquer le mode de fonctionnement des Congrégations apostoliques aux communautés contemplatives.
Partant du constat affligeant que certaines communautés ne respectaient plus leur règle primitive, Rome a chargé un commissaire de visiter celles-ci [7]. Devant notamment l’absence de clôture physique (pensons à certains Carmels où le fidèle peut croiser une moniale hors clôture et lui faire signe pendant la Messe), un nouveau document a été publié en mai 2018 laissant la liberté à chaque communauté de fixer ses règles relatives à la clôture. Une fois de plus, le nivellement se fait par le bas : les communautés fidèles à leurs constitutions devront les réviser pour reformuler leur propre manière de vivre la clôture. Cela nous fait penser à ce fameux épisode des expulsions massives de 1903-1905 : un militaire entraînait hors de la Chartreuse un brave moine en lui disant « vous êtes libre ! » ; et ce dernier de répondre « merci ! », tournant les talons pour retourner à sa chère clôture…Heureusement, la clôture papale n’a pas été supprimée quoi qu’en aient chanté les ennemis de la vraie liberté qui est dans le choix de la fidélité.
Le cas de Cor Orans est l’exemple typique de la manipulation pernicieuse : d’un côté, le texte rappelle la beauté de la vie contemplative et exhorte à la fidélité mais de l’autre, les dispositions concrètes empêchent de répondre réellement à cet appel à l’exigence.
C’est ainsi que le modèle managérial imposé dans les communautés apostoliques s’étend à grande échelle dans les communautés contemplatives. Qu’est-ce à dire ? Depuis les années 70, les communautés ont été invitées à se fédérer. Quelques irréductibles avaient maintenu un équilibre interne en montrant l’incompatibilité de ce rapprochement avec leur état de vie. Jusqu’à présent, c’était à peu près respecté, sans être compris et réellement approuvé. Depuis la publication de Cor Orans, TOUTES les communautés ont obligation de se fédérer sous peine de lourdes sanctions…
Ce que cela implique concrètement :
– Une Mère Fédérale aux pleins pouvoir (élue)
– Un Conseil composé de sœurs de communautés différentes
– Un Centre commun de formation (entendre juniorat, noviciat, postulat etc.)
– Une Visiteuse et ses sbires (assistantes)
En un mot, une communauté n’est plus une famille confiée à une Mère, mais le sous-groupe d’un groupe plus étendu. La supérieure de communauté n’est plus la Mère de sa Communauté mais une sorte de déléguée qui doit faire des rapports sur les sujets qui lui sont confiés. La Mère fédérale pourra juger du cas d’une sœur qu’elle n’a jamais connue ! La visiteuse aura pour rôle de vérifier et faire un rapport si elle constate un manquement à la règle de la fédération et la délation sera de mise…
Par ailleurs, qui dit fédération, dit aussi nouveau modèle économique… si une Mère Fédérale décide la fermeture d’une maison, tous les biens de cette maison iront à la Fédération. Après consultation des autorités romaines, une Mère Fédérale pourra même faire fermer n’importe quelle maison de sa fédération et dispatcher les sœurs dans des communautés différentes … [8]
Insistons encore : une communauté contemplative fonctionne analogiquement comme une famille. Si une jeune fille décide d’entrer au Carmel d’Ars plutôt qu’au Carmel de Créteil, alors qu’il s’agit de la même règle [9], c’est bien qu’elle s’est sentie accueillie comme une enfant de la famille, avec des affinités d’esprit, de pensée, de cœur. Désormais, Postulat et Noviciat seront communs, les jeunes étant ensuite envoyées dans les Communautés suivant les besoins et non plus suivant cette affinité spirituelle. Cette même disposition pourra être également appliquée aux sœurs professes. Une Mère fédérale pourra décider d’envoyer telle ou telle sœur dans telle ou telle communauté de la fédération.
Le formatage commun des jeunes sœurs sera de type universitaire (anthropologie, psychologie, « formation à la foi » etc.) et sa durée sera rallongée de 2 ans (un an de prépostulat et un autre de postulat supplémentaire), soit un minimum de 9 ans en tout pouvant aller jusqu’à 12 ans. Invitée dans ce cadre à mettre en avant ses compétences, ses diplômes éventuels comme dans un « incubateur de talents » digne d’une start’up, comment la postulante se coupera-t-elle de l’esprit du monde si l’on exige d’elle d’être « créatrice de projet » ? Comment apprendre à une jeune fille ce qu’est la clôture, bien plus l’esprit de clôture en dehors d’une clôture ? Chaque communauté a son propre coutumier ; or Postulat et Noviciat sont aussi le temps où l’on se forme aux usages de la maison. On apprend à se sentir chez soi ; on s’approprie petit à petit le lieu, l’atmosphère. On apprend à connaître et aimer les sœurs avec lesquelles on passera une bonne partie de notre vie. Ce temps est aussi celui pour apprendre à se connaître en Dieu, à connaître ses limites. Tout cela sous la direction d’une maîtresse des novices qui n’est pas une « prof de vie religieuse » mais qui exerce une vraie maternité spirituelle, et participe à la naissance d’une jeune sœur à la vie intérieure. Cette maternité, toute en délicatesse, suppose aussi sa part d’autorité au sens le plus noble et le plus profond. Cor Orans est bien en totale contradiction avec la vie contemplative traditionnelle : ce mouvement de fédération la vide de toute sa substance vitale.
Laissons des carmélites nous le confirmer [10] :
« Avoir un président fédéral qui peut décider d’écarter des novices, de prendre toutes nos finances ou de dire au Saint-Siège que nous ne sommes plus « viables » — c’est un désastre. Sainte Thérèse a spécifiquement mis en place les monastères afin que rien de tout cela ne se produise. Et maintenant, ça va nous être fait ».
« À en juger par d’autres documents des Carmes déjà fédérés en Europe, cela [la « formation continue »] signifie concrètement aller en groupes loin du monastère pendant des jours ou des semaines à la fois pour prendre des « cours » avec des novices d’autres monastères. Le contenu de ces cours, bien sûr, doit être formulé par des équipes d ‘« experts » choisis par la Fédération ».
« Les religieuses cloîtrées ont un horaire très complet qui ne permet pas beaucoup d’autres choses. Nous devons déjà faire face au million de choses inattendues qui surviennent chaque jour. Je n’ai aucune idée de la façon dont nous allons mettre en œuvre tous ces plans ridicules de « formation continue ». Ne peuvent-ils pas comprendre que le simple fait de vivre fidèlement notre vie quotidienne fournit une formation permanente ».
« Une autre chose qui me frappe est la perte totale de nos droits. Il n’y a pas d’options dans ce document, pas de choix, pas de recours. Tout nous est fait. De nos jours, quand le Pape François proclame, sinon la liberté, l’égalité et la fraternité, alors au moins la licence et le « choix » pour tous, plus les « droits » des femmes, ici nos droits sont complètement supprimés ».
« Enflammé pour la communication » [11]… de l’erreur
On pourrait penser que les religieuses, telles des épouses amoureuses, ne sauraient s’enflammer pour rien ni personne d’autre que Celui à qui elles se sont consacrées. Que nenni ! La silencieuse et humble Vierge Marie n’est plus le modèle : il ne s’agit plus de « retenir et méditer ces choses en son cœur » (Lc. II, 51), mais de se faire connaître et de faire entendre « la voix des femmes dans l’Église » [12].
Ce nouvel esprit religieux se propage à travers le monde par les ressources multilingues du LCWR (The Leadership Conference of Women Religious), une des deux associations de Supérieures religieuses aux États-Unis (1300 membres représentant près de 80% des 44.000 religieuses du pays). Outre les formations proposées dans le cadre de l’UISG, le LCWR diffuse un « manuel de formation au leadership religieux » [13] en vue d’ »aider les nouveaux leaders, trouver l’appui d’un leader expérimenté, aider le leader à reconnaître et développer ses compétences et ses dons, aider les leaders à faire apprécier la sagesse du leadership ».
De façon très significative, le titre de ce manuel, « Leading from Within », renvoie directement aux écrits [14] de Parker J. Palmer, auteur et conférencier dans les domaines de l’éducation, du leadership, de la « spiritualité » et de l’évolution sociale [15], fondateur du Center for Courage and Renewal, et – cerise sur le gâteau – membre très officiel de la Société Religieuse des Amis, en un mot des Qwakers [16]. Le même titre est également repris par de multiples ressources (ouvrages, sites etc.) relatives à la Pleine Conscience (Mindfullness) et autres méditations ésotériques [17].
Quant à cette cette rengaine de la place de la femme dans l’Église, du « leadership féminin », elle dissimule un lobby insidieux mais réel, soutenu notamment par l’UISG. Cette mouvance se concentre autour du WOW (Women’s Ordination Worldwide) et du WOC(Women’s Ordination Conference) « pour l’égalité des genres dans les Églises ».
À ces instances se rattachent :
– FHEDLES : l’association Femmes et Hommes Égalité, Droits et Libertés dans les Églises et la Société « oeuvrant au sein des Églises et de la société, avec la liberté de l’Évangile, à de nouvelles pratiques de justice, de solidarité et de démocratie pour :
• l’égalité et le partenariat entre femmes et hommes, en refusant toute forme de discrimination liée au sexe.
• la transformation profonde des mentalités, des comportements, des institutions pour donner réalité aux droits et liberté de toutes et tous.
• l’émergence de langages et de symboles renouvelés.
• la promotion de recherches, notamment historique et théologiques, appelées par les trois objectifs énoncés ci-dessus, dans le respect de la diversité des cultures et des spiritualités. »
On ne s’étonnera donc pas que FHEDLES oeuvre aussi pour le « genre en christianisme«
– Le réseau Femmes et Ministères : « Créé en 1982, Femmes et Ministères travaille à l’amélioration de la condition des femmes dans l’Église. Il a réalisé de nombreuses actions et poursuivi de sérieuses réflexions pour que soit explicitement reconnus par les autorités ecclésiales tous les ministères assumés par des femmes engagées en pastorale. Les interventions, collaborations et participations des membres du réseau Femmes et Ministères, à titre personnel et/ou au nom du Réseau sont nombreuses ici au Canada et en Europe. Elles se manifestent lors de congrès, de conférences, de colloques, de comités épiscopaux ou diocésains, de synodes diocésains ou romains, de diverses recherches, de groupes de travail, de commissions… […] Il garde des liens privilégiés avec FHEDLES en Europe. » L’UISG y participe également.
– Les réseaux du Parvis : « le réseau est horizontal, souple, ouvert. Les « chercheurs de vérité » à la suite de Jésus qui se rassemblent au Parvis, font Église en partageant les diverses manières de concrétiser leurs valeurs communes :
• la fidélité au message de l’Évangile,
• la primauté de l’humain et des chemins d’humanisation,
• la nécessité du dialogue et du débat,
• la fraternité humaine et la solidarité face à toutes les exclusions,
• la liberté de recherche spirituelle et théologique ».
– L’ARDF (sans site internet) : L’Association des Religieuses pour les Droits des Femmes travaille, dans une perspective évangélique et selon les charismes des divers instituts, à la promotion des femmes – religieuses et/ou laïques – dans l’Église et dans la société.
Nous ne citons ici que les associations les plus significatives auxquelles se rattachent d’autres encore plus suspectes : « comité de la jupe » ; « David et Jonathan » ; « féministes et croyantes, oui ! » ; « groupe Orsay » ; « nous sommes aussi l’Église » etc. Ainsi la vie consacrée féminine est-elle plongée, de gré ou de force, par les canaux officiels de l’Eglise, dans un cloaque doctrinal et moral où fermentent oecuménisme protestant, qwakerisme, « lgbtisme » et ésotérisme. Tout cela est bien éloigné de l’enseignement d’un saint Benoît, d’un saint Augustin, d’un saint Pacôme comme de celui d’une sainte Thérèse d’Avila, d’une sainte Scholastique et de tant d’autres saints moines, ermites et moniales. C’est en revanche tout-à-fait compatible avec les fondements et les finalités sulfureux du management [18].