Intéressant entretien donné par l’archevêque d’Albi, Mgr Jean Legrez, qui fête cette année cinquante ans de profession religieuse dans l’Ordre des Prêcheurs, les Dominicains. Il a fait profession en même temps que Mgr Jean-Louis Bruguès, archiviste et bibliothécaire émérite de la Sainte Église Romaine. Ensemble, ils ont célébré la messe de clôture du mois extraordinaire de la mission universelle, dimanche 27 octobre, en la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi, au cours de laquelle ils ont rendu grâce pour leur jubilé d’or.
Le Service des Vocations (SdV) a rencontré Mgr Legrez :
Comment avez-vous découvert saint Dominique et l’ordre dominicain ?
Pendant les grèves de 1968 ! J’ai découvert l’Ordre à partir du couvent d’études des dominicains de la Province de France, le couvent du Saulchoir, à Étiolles, à côté de Paris. Je me suis posé la question de l’orientation de ma vie à ce moment-là. Entre septembre 1967 et mai 1968, j’ai lu tout le Nouveau Testament. Je suis allé voir un ami prêtre qui avait été mon confesseur pendant des années au collège. Je me posais la question d’une vocation à la vie consacrée, tout en étant persuadé que je n’étais pas fait pour ça. Il devait passer un week-end au Saulchoir, où se trouvait également le frère d’un ami de mon âge, avec qui j’avais été scout. Je ne connaissais rien alors des dominicains. Une fois, avec ma troupe scoute, nous étions passés dans le couvent d’études et avions assisté aux offices qui étaient très impressionnants et très beaux. J’avais entendu parler par ailleurs du père Carré, qui avait prêché à Notre-Dame. Je me souviens que, dans la voiture avec mon père, en rentrant d’une balade dominicale, nous écoutions ses conférences de Carême.
Dès que nous sommes arrivés pour ce fameux week-end, j’ai rencontré le jeune frère étudiant dominicain. Il m’a prêté deux livres : l’un sur la vie apostolique de saint Dominique, l’autre contenant les témoignages pour son procès de sa béatification, donc des textes du XIIIe siècle. Cela a fait « tilt » immédiatement, je me suis dit : « c’est ça » ! Ce qui m’avait le plus touché était que les témoins de la vie de saint Dominique disaient qu’il parlait avec Dieu ou de Dieu. Mon ami prêtre m’a invité à rencontrer aussi un jésuite et un prêtre séculier qui m’avait profondément marqué par ses enseignements, notamment sur les sacrements. Malgré la période des examens, je me suis précipité dans des librairies catholiques pour trouver les deux tomes d’une vie de saint Dominique, 500 pages au total. Je me vois encore révisant mes examens, mais surtout lisant la vie de saint Dominique ! Je les ai dévorés entre début mai et début juillet 1968 où j’ai demandé à rencontrer le Père Maître des novices, à Lille. Je venais le rencontrer, certes pour lui dire que j’étais enthousiasmé par la vie de saint Dominique, mais pour qu’il me confirme que je n’avais pas la vocation. Il ne m’a jamais répondu. C’était clair que c’était à moi de répondre et non à lui. Il m’a reçu trois quarts d’heure, avant la messe – c’était le début de la liturgie en français, j’étais déjà sous le charme de la liturgie. En début d’après-midi, le Père Maître passe me voir avec un dossier à remplir, comme une inscription à la fac, puis me propose, si je veux aller plus loin, d’aller rencontrer un autre prêtre, qui m’enverra ensuite chez un psychologue et un psychiatre ! Ces derniers devaient attester qu’il n’y avait pas d’obstacle à une vocation, quoique jeune – j’avais juste 20 ans ! Je devais ensuite en parler avec mes parents. Ce n’était pas évident dans un premier temps. Finalement, avec respect et émotion, ils ont accueilli ce choix. Mes parents étaient pratiquants et avaient des vocations religieuses dans leurs familles respectives.
Je suis donc rentré dans l’Ordre sans autre connaissance que mes lectures. Mais, à cause des grèves, je n’avais toujours pas passé mes examens ! J’ai reçu l’habit le 29 septembre 1968 à Lille, et le soir même, je repartais valider mon année en faculté. Les épreuves terminées, revenu au Couvent, je me suis senti bien tout de suite. J’ai vécu mon noviciat comme une des plus belles années de ma vie. Mais j’étais dans une forme de naïveté, loin de m’imaginer le bouleversement qui allait se produire dans la Province d’abord, puis dans l’Ordre en général, quelques mois plus tard… Heureusement que j’ai eu une famille équilibrée d’une part, et une solide formation catéchétique au collège d’autre part ; cela m’a permis de tenir. J’ai fait profession le 29 septembre 1969, notamment avec Jean-Louis Bruguès.
Puis, ce fut le temps des études, à Lille, à Strasbourg, puis au couvent Saint-Jacques à Paris, après un temps de coopération à Jérusalem où j’ai fait de l’archéologie. Au lendemain de la guerre de Kippour, je suis rentré à Paris au couvent Saint-Jacques. Si nous étions encore nombreux en communauté, nous étions très peu à prier ensemble. J’ai eu alors la chance de connaître le couvent des Dominicaines de la rue de Condé, qui était un lieu fervent et calme. J’y ai rencontré plusieurs des Sœurs fondatrices de la future communauté des Petites Sœurs de l’Agneau. Finalement, à la fin de l’année, je suis passé à la Province de Toulouse. J’ai fait profession solennelle à Pâques 1975, puis, en juin de la même année, j’ai été ordonné diacre et prêtre l’année suivante. Mais les bouleversements que j’avais connus à Paris ayant touché aussi la province de Toulouse, j’ai participé à la fondation, avec quelques autres frères, d’une fraternité de moines apostoliques à Aix-en-Provence, dans la paroisse Saint-Jean-de-Malte. Bien qu’en dehors de l’Ordre, j’ai toujours continué de prier pour lui.
Depuis votre profession religieuse, vous avez vécu des expériences pastorales très diverses. Comment la spiritualité dominicaine vous a-t-elle porté dans ces ministères ?
Nous ne sommes pas partis de l’Ordre avec l’esprit de fondateurs. Nous avions connu à Toulouse une belle expérience d’harmonie entre le couvent et la paroisse. Nous avons alors fait tout un travail de recherche sur le monachisme urbain, un peu comme le vivent aujourd’hui les Fraternités Monastiques de Jérusalem. Depuis l’origine, comme pour les Franciscains, c’est à l’essence de notre Ordre : vivre un lien étroit entre l’apostolat et le rythme de la vie religieuse en milieu urbain. Pour ma part, j’ai toujours gardé l’idéal dominicain, à travers la prière chorale, l’étude et la prédication, la vie fraternelle, c’est-à-dire l’annonce du salut sous diverses formes. Comme évêque aujourd’hui, ma vie est évidemment différente, mais cet idéal demeure. Les dominicains, dès la fondation de l’Ordre, ont été coopérateurs des évêques, à cause d’une vie apostolique d’une part, c’est-à-dire à la manière des Apôtres, et puis, d’autre part, du fait qu’au Moyen-âge, les prêtres ne prêchaient pas, seuls les évêques exerçaient ce ministère. Or, dès le début de l’Ordre, les frères étaient formés intellectuellement pour prêcher, ce qui les rapprochait des évêques. Ainsi, la vie apostolique est absolument liée à la vocation dominicaine. Ceci ne veut pas dire que tous les dominicains sont des évêques ! Pour ma part, revenu dans l’ordre 19 ans après l’avoir quitté, je commençais à m’y sentir vraiment heureux – j’étais prieur à Marseille – quand on m’a appelé à l’épiscopat. Je ne m’y attendais absolument pas. Pour moi, ce qui est difficile dans la vie épiscopale, maintenant plus qu’au début – cela fait 14 ans que je suis évêque – c’est le manque de la vie fraternelle. Elle est exigeante pour tendre vers une véritable unité. Cela ne veut pas dire être d’accord sur tout, mais la vie fraternelle devait être, pour saint Dominique, une « sainte prédication », elle devait être évangélisatrice. Quand elle existe, cela rayonne ! C’est plus difficile à vivre dans le clergé séculier, où il peut exister davantage un certain risque d’individualisme. Cependant, il est frappant de voir que les jeunes prêtres, aujourd’hui, aspirent à vivre des éléments de vie fraternelle. En ce sens, je crois que nous n’avons pas encore suffisamment mis en pratique le décret du Concile Vatican II sur le ministère et la vie des prêtres, Presbyterorum Ordinis.
800 ans après, en quoi le message de saint Dominique est encore d’actualité ?
Il y a plusieurs intuitions intemporelles chez saint Dominique : pour lui, il s’agit de vivre l’évangile à fond à partir d’une vie fraternelle forte pour pouvoir l’annoncer. Ce qui est important, c’est la recherche d’une vie à la suite du Christ, à la manière des apôtres. Cela ne se démode pas. On nous fait passer souvent pour des intellectuels, mais il y a de tout dans l’Ordre : des aumôniers de prison, des aumôniers de malades, des professeurs, etc. Au pèlerinage du Rosaire à Lourdes, début octobre, les prêtres touchent du doigt cette extrême diversité : c’est plein de mains calleuses ! Les gens du monde rural ont fini récoltes et vendanges et sont des abonnés de cette rencontre, à côté des grands bourgeois parisiens : c’est ça l’Église ! Au niveau des religieux, c’est la même chose. Un vieux frère me disait : « saint Dominique n’a pas inventé des universitaires, il a inventé des prédicateurs, ce n’est pas la même chose ». Et il avait raison.
Par ailleurs, la forme de vie religieuse qui est celle de l’Ordre correspond à ce que cherchent aujourd’hui les jeunes : une vie communautaire, une vie liturgique si possible simple et belle, une formation intellectuelle, et puis une diversité dans le ministère, peut-être plus marquée que dans le clergé séculier. Ce qui est frappant, c’est que, malgré l’état de l’Église actuelle, des jeunes veulent toujours engager toute leur vie au nom de leur attachement au Christ. Certes, il y a moins de Dominicains qu’il y a cinquante ans en France – on a diminué de moitié –, mais, comme dans beaucoup d’ordres religieux, en Afrique, en Inde et au Pakistan par exemple, il y a des vocations. En Europe, cela dépend des pays, mais en France, nous nous maintenons. Du temps où Timothy Radcliffe était Maître de l’Ordre, il y a une vingtaine d’années, il disait que la moitié des frères étaient en formation. Il y a donc un avenir.
Fêter un jubilé, c’est rendre grâce pour le don de la fidélité. Quel regard portez-vous sur ces cinquante années passées… et sur les prochaines ?
J’ai beaucoup de mal à réaliser que cela fait cinquante ans ! D’une part, par tempérament : je n’ai aucun sens du temps. D’autre part, les jubilaires, pour moi, c’était des frères très âgés ! (rires) Ce qui m’émerveille, finalement, c’est d’avoir gardé la foi, au milieu des profondes turbulences que j’ai traversées, même si la foi n’est jamais évidente. C’est toujours une quête, une recherche. Mais surtout, je m’émerveille devant la fidélité de Dieu, et ce ne sont pas que des mots. Beaucoup de personnalités qui m’ont accompagné ont quitté le ministère, voire l’Église. À plusieurs occasions, j’aurais tellement pu remettre tout en cause. Je n’ai pas toujours eu une vie facile, y compris à travers toutes les épreuves que l’on peut connaître dans la foi. Une vie d’oraison décape, une vie fraternelle aussi, et de même les études qui m’ont fait me poser beaucoup de questions. La vie chrétienne et la vie consacrée n’évitent pas les remises en cause. C’est pourquoi je m’émerveille de toujours croire et de toujours espérer. Je constate que la fidélité de Dieu, en particulier dans son expression sacramentelle, à travers l’Eucharistie et la Réconciliation, m’a tenu. Je suis toujours étonné, quand je prends le temps de lire la Parole de Dieu d’être toujours aussi émerveillé. Je crois que c’est une grande grâce.
J’ai enfin gardé la même certitude que l’Église est prophétique. J’ai lu l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI, pendant l’été qui a immédiatement précédé mon entrée dans l’Ordre. J’avais l’intime conviction que ces propos étaient justes. Je crois que c’est toujours vrai, y compris aujourd’hui, et pas seulement dans le domaine de la morale et du mariage, mais aussi dans celui de l’écologie intégrale. La parole de l’Église est véritablement de type prophétique et interpelle tout le monde. Contrairement à ce que pense majoritairement la société française, je crois que l’Église n’a pas dit son dernier mot. C’est le Saint-Esprit qui mène l’Église à sa manière ; c’est déroutant, mais c’est plus sûr ! Je crois aussi qu’il y a un message qui sert le dialogue respectueux et fraternel avec les musulmans. Il ne faut pas être naïf, c’est surtout du côté catholique qu’il est relayé. Mais c’est à nous de trouver les moyens de le faire connaître, et c’est encore la mission prophétique de l’Église, même là où elle est minoritaire. Le Christ parle du levain dans la pâte (cf. Mt 13, 33), et il nous aide à retrouver une vision beaucoup moins triomphaliste de l’Église, en gardant la conviction de foi que tous les hommes sont sauvés, même si tous ne parviennent pas, sur cette terre, à découvrir ou accepter ce salut que le Christ apporte. Nous sommes, dans nos pays, devant des réalités troublantes et déstabilisantes, mais cela ne peut que nous faire grandir dans l’humilité et la sainteté. Même après cinquante ans, je me sens un peu comme saint François, qui, à la fin de sa vie, déclarait ne pas avoir commencé à se convertir ! En tous cas, je rends grâce pour une vie intéressante, en particulier grâce aux ministères très variés que j’ai pu avoir, y compris ici dans le diocèse d’Albi.
Finalement, « que demandez-vous ? » (N.D.R. : il s’agit de la phrase par laquelle s’ouvre le rite de la prise d’habit et de la profession dans l’Ordre dominicain)
La miséricorde de Dieu, et la vôtre… Plus que jamais !