Sur le blogue Le Glaive de la colombe, un prêtre diocésain écrit :
A la confluence de la kabbale juive, du quakerisme américain et de l’industrialisme saint-simonien, le management conçoit le monde comme naturellement chaotique et devant être organisé, modélisé selon des objectifs perpétuellement réévalués à la lumière d’une sacro-sainte efficacité. Révolution permanente, il porte en lui-même la dissolution de toute institution organique au profit d’ « organisations » visant la paix universelle par la domestication de l’homme, son adaptabilité toujours plus docile aux exigences du changement perpétuel. La « France start-up » du leader de la République contre laquelle résiste avec l’énergie du désespoir la « France périphérique » n’est ainsi que l’expression française de ce « mouvement panorganisationnel » aux prétentions messianiques gangrenant le monde entier.
La liquidation de l’enseignement, de l’art ou de la politique par le management a été suffisamment démontrée pour ne pas y revenir dans cette brève chronique. Quant à l’infiltration du management dans l’Eglise, elle fut très insidieuse, mais le mal est désormais si enraciné et apparent qu’il passe aux yeux de beaucoup pour un renouvellement providentiel de l’esprit apostolique. Nous avions déjà dénoncé l’adoption de stratégies de marketing par le mouvement pro-vie à la suite de La Manif pour Tous mais ce n’était que le symptôme d’une contagion bien plus profonde. La paroisse semble ainsi ne plus avoir pour modèle la famille mais l’entreprise. Le prêtre n’est plus, à l’instar du père de famille, le reflet de la paternité divine, mais un manager converti aux dernières techniques du « leadership missionnaire » par un régiment de coachs, consultants et autres communicants. La prédication, l’enseignement catéchétique, la communion avec les fidèles et même le gouvernement de communautés religieuses, rien ne saurait aujourd’hui échapper à l’audit d’experts autoproclamés, souvent issus de grandes sociétés internationales. Cette conversion managériale ne vise pas seulement les clercs mais chaque membre de l’Eglise, de la paroisse aux services diocésains, en passant par les communautés et mouvements. Le marché du leadership chrétien est en pleine expansion d’où la profusion de « parcours » adaptés voire d’instituts de formation aux droits d’inscription dignes d’écoles de commerce, dispensant le savoir-faire et le « savoir-être » missionnaires pour une évangélisation efficace de notre temps.
Ici voit-on poindre un des présupposés du management : la défaillance de l’institution. L’Eglise, « Jésus-Christ répandu et communiqué » depuis 2000 ans, devrait se renouveler à l’école du management et se libérer du carcan d’un passé inutile. Comme si l’Eglise avait attendu l’entreprise pour traverser les siècles et s’étendre aux confins de la terre ! L’Eglise a en effet son fonctionnement et ses finalités propres qui, analogiquement, l’assimilent davantage à un service public qu’à une entreprise commerciale. Contrairement à ce que semble croire un épiscopat adroitement managé, les dysfonctionnements dont on accuse l’Église ont essentiellement pour origine le mépris des règles canoniques, liturgiques, pastorales et sociales. Aucune pratique managériale ne vaudra jamais la doctrine sociale de l’Eglise ou une règle monastique confirmée par un usage multiséculaire.
Héritière de l’Empire romain et de la chrétienté médiévale, l’Eglise demeure pétrie d’esprit de noblesse, de service et d’otium, cette disponibilité honorable par excellence où l’homme véritablement libre, détaché des affaires du monde (le negotium), peut se consacrer à la réflexion, à la culture, au bien public ainsi que, dans une perspective chrétienne, à la prière et à la méditation des Ecritures ouvrant à l’union à Dieu. De cette primauté de l’otium sur le negotium, de la contemplation sur l’action, découle celle traditionnellement attribuée aux oratores, sur les bellatores et les laboratores.
Abhorrant le Moyen Age plus que tout autre époque, Quakers et saint-simoniens aspiraient au contraire à l’éviction du clergé et de la noblesse, considérés comme des parasites faisant obstacle à l’avènement des « industriels », seuls capables de mener le monde à la paix universelle par le travail coopératif. Il ne s’agissait pas seulement de renverser l’ordre de dignité traditionnel mais de nier le bien-fondé, « l’utilité » de l’otium, cette studieuse et sainte « oisiveté », au nom de l’efficacité matérialiste.
Ainsi peut-on légitimement voir comme une profanation l’ambition de convertir le clergé, et par lui les fidèles, aux lois d’asservissement du management. Pourrait-il y avoir en la matière un avertissement plus clair que la colère de Notre-Seigneur chassant les marchands du Temple ? « Vous avez fait de la maison de mon Père une maison de négoce » (Evangile selon saint Jean, II, 16). En d’autres termes, « vous avez fait de ce qu’il y a de plus sacré une activité profane ». Il s’agit littéralement d’une profanation, un aspect de « l’abomination de la désolation dans le Temple » (Evangile selon saint Matthieu, XXIV, 15) annonciatrice des temps d’Apocalypse.
Définitivement, le Seigneur n’a que faire de leaders convaincus de leurs compétences et attendant juste de Lui qu’Il bénisse leurs petites entreprises missionnaires, confusion fatale entre les « oeuvres pour Dieu » et les « oeuvres de Dieu ». En effet, Dieu suscite ses saints parmi les serviteurs inutiles et défaillants. La titulature traditionnelle des Papes, qui devraient être des leaders par excellence, en témoigne : « Serviteur des Serviteurs de Dieu » et le premier d’entre eux avait trahi le Christ, n’était pas non plus le plus brillant mais il aimait son Maître plus que les autres.
Comment dès lors expliquer cette « managérialisation » en cours dans l’Eglise ? Probablement remonte-t-elle à l’immédiat après-guerre marqué par l’hégémonie des Etats-Unis. L’adoption du mode de vie américain fut alors d’autant plus tentante qu’il représentait le bien, la liberté et le bonheur face à l’enfer soviétique. Les fondements philosophiques et théologiques des Etats-Unis, qui sont ceux du management, s’insinuèrent ainsi comme des fumées de Satan, contribuant à la protestantisation progressive du monde et de l’Eglise. Celle-ci, qui aurait du être le rempart ultime contre ce « mouvement panorganisationnel », fut d’autant plus touchée qu’elle s’éloignait de la tradition doctrinale et liturgique que le Concile de Trente avait victorieusement opposée à la Réforme.
Cinquante ans plus tard, suite aux manifestations contre « le mariage pour tous », le Père Humbrecht dressait un bilan sans concession de la « Génération Jean-Paul II » en France : si beaucoup de catholiques s’étaient réveillés à l’occasion de la loi Taubira, c’est qu’ils avaient jusque là dormi. Et le prédicateur navré de décrire « les bobos faisant Sciences Po et des métiers à idées pour orienter le monde » tandis que les jeunes catholiques entrés, avec la bénédiction de leurs parents, en écoles de commerce brillaient dans la vente internationale de yaourts. Ayant ainsi naïvement espéré vivre en paix avec le monde par un enfouissement confortable dans la finance ou les « ressources humaines », ce ne fut que lorsque la famille fut menacée dans ses ultimes fondements que ces catholiques jusqu’alors dociles durent se résoudre au combat politique.
La suite des événements manifeste malheureusement depuis, le dressage des comportements qu’assure le management par une manipulation constante du désir humain : domestication somme toute rapide de La Manif pour Tous ; comédie des primaires de la droite ; victoire d’Emmanuel Macron aux Présidentielles ; popularité malgré leur inconsistance des candidats supposés catholiques aux Européennes ; scores indécents de LREM dans des circonscriptions « conservatrices » ; veulerie épiscopale sur des questions de bioéthique, d’immigration ou d’islamisation…
Dès lors ne doit-on pas s’étonner que « Jupiter » ait récemment souhaité présider la messe de funérailles d’un de ses prédécesseurs puisqu’une partie de l’Eglise est investie par le mouvement managérial dont notre antéchrist au petit pied n’est qu’une créature. Nul doute que la « France périphérique » intuitivement allergique au marketing politique ressente la même répulsion pour cette Eglise managériale. Le leadership missionnaire est ainsi une illusion satanique visant à la liquidation de l’Eglise, seul organisme capable d’endiguer, s’il demeure enraciné dans sa tradition millénaire, le parachèvement de la Révolution auquel nous mène le management.