Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre depuis juin 2018, a été interrogé dans le mensuel La Nef. En voici quelques extraits :
Face à ce que Jean-Paul II appelait la « culture de mort », il semble y avoir un rouleau compresseur inéluctable permettant pas à pas de franchir de nouvelles transgressions qui semblaient hier encore impensables (cf. « mariage pour tous », PMA, euthanasie avec l’affaire Lambert, etc.), et alors même que la liberté de parole (et même de conscience) est toujours plus limitée sur ces questions : cette évolution vous semble-t-elle vraiment inévitable et que peuvent faire les chrétiens sur ces sujets essentiels ?
La liberté de conscience en son fond est indestructible : c’est un des bienfaits de l’anthropologie chrétienne de le mettre en lumière. Encore faut-il que chacun préserve et approfondisse sa liberté intérieure par le travail intellectuel et l’engagement spirituel. En ces temps effectivement difficiles, voire destructeurs, la paresse et la légèreté sont plus que jamais incompatibles avec la persévérance chrétienne. Oui, la culture de mort semble avancer inexorablement. Cela ne doit pas nous démobiliser mais au contraire nous encourager à témoigner « à temps et à contretemps » en faveur de la bonne nouvelle de la dignité de toute personne humaine. Quoi qu’il en soit des transgressions législatives – qu’il ne faut pas renoncer à combattre –, la nature humaine a, si j’ose dire, les reins solides et la vérité finira par se manifester. Dans l’immédiat, notre témoignage doit être persévérant et courageux non seulement en paroles mais aussi en actes : c’est par le rayonnement de la vie familiale authentique, de la responsabilité paternelle juste et bienfaisante, de l’accueil et de l’accompagnement des personnes fragiles, du goût de la vérité et de la beauté que nous pouvons dès maintenant contribuer au triomphe de la culture de vie.
Les chrétiens se sont soudainement découverts minoritaires dans un pays jadis catholique ; de nombreux écrits sur cette question ont suscité de multiples débats, notamment venant d’auteurs américains : que pensez-vous de ces débats et, pour reprendre le titre d’un livre de Rod Dreher, « comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus » ?
Rod Dreher, me semble-t-il, a raison d’encourager les chrétiens à une formation humaine et spirituelle, une vie fraternelle et liturgique, plus denses. Ces moyens de persévérance dans la fidélité et dans la joie chrétiennes ne peuvent cependant prendre la forme d’un retrait du monde. Nous le savons, la mission des disciples est d’être pleinement dans le monde sans en être du tout (cf. Jn 17) : le paradoxe de l’authentique fraternité chrétienne est d’être à la fois très forte et ouverte à ceux qui n’en font pas encore partie. J’encourage donc vivement les chrétiens à cultiver des lieux qui les nourrissent (paroisses, mouvements, communautés, écoles, monastères, pèlerinages, lieux et moyens de formation…) sans pour autant se désintéresser, voire se couper de notre environnement culturel, où le bon grain continue de voisiner avec l’ivraie. […]
Vous avez longtemps été le « curé des parlementaires » et connaissez donc bien le monde politique, passablement discrédité auprès de l’opinion : quel regard portez-vous sur ce monde politique, comment expliquez-vous ce discrédit qui l’affecte aujourd’hui ?
C’est une question difficile. Comme « aumônier » des parlementaires de 2004 à 2012, j’ai rencontré des personnalités remarquables, qui ont pu constituer pour moi des exemples stimulants de fidélité chrétienne, mais aussi des comportements plus que décevants. En tant qu’évêque, je suis impressionné par la disponibilité des maires et des élus locaux à me rencontrer et je suis touché par la compétence et l’énergie que beaucoup dépensent au service du territoire qui leur est confié. Notre monde politique souffre des maux de toujours : manques de courage, de lucidité, d’honnêteté. Mais il me semble que la difficulté contemporaine essentielle vient du refus théorisé – et surveillé par le « magistère » implacable de certains médias – de toute vérité. À partir du moment où la réalité de la personne humaine, corps et cœur, homme ou femme, née d’un père et d’une mère, à la dignité inaliénable est délibérément mise à distance du discernement politique, la société scie la branche sur laquelle elle est assise, celle de la possibilité réelle de vivre en commun dans la paix. Quant au laïcisme agressif, parfois surtout anticatholique, il constitue souvent la face visible d’un matérialisme obligatoire qui étouffe la vocation sociale de la personne humaine comme telle. Bref, la crise du politique que nous traversons est un des signes de la crise culturelle et sociale très profonde de notre postmodernité. C’est dans ce contexte que nous avons à évangéliser.
La situation de certains diocèses est catastrophique faute de prêtres, c’est aussi le cas de nombre de paroisses rurales : faut-il prévoir une réorganisation des diocèses et des paroisses, et comment ?
Les réorganisations font partie de la vie de l’Église ! Ainsi mon diocèse est-il né il y a à peine plus de cinquante ans, en raison du démembrement des diocèses de Paris et Versailles devenus trop importants. Aujourd’hui c’est le cinquième diocèse de France du point de vue de la population. Il n’est donc pas étonnant que d’autres diocèses aient, durant la même période, perdu non seulement des prêtres mais aussi des fidèles et tout simplement des habitants. Des regroupements pourraient donc s’envisager. En même temps, on voit aujourd’hui des évêques de petits diocèses sortir du modèle préfectoral de l’évêque notable pour retrouver la place plus traditionnelle de l’évêque missionnaire entouré d’un petit groupe de prêtres, de diacres et de fidèles particulièrement engagés. Dans notre pays, dont la « métropolisation » accélérée est parfois problématique, on l’a vu à nouveau avec les Gilets jaunes, une présence épiscopale missionnaire de proximité demeure peut-être la solution vraiment évangélique. […]