Mgr Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, est longuement interrogé dans l’hebdomadaire Le Point sur la crise des abus sexuels. Extrait :
Partagez-vous le constat de l’archevêque de Rouen Dominique Lebrun qui a dénoncé dans un texte « une pourriture » au sein de l’Église ?
J’emploie une autre image médicale, celle du cancer, mais le constat est similaire. La libération de la parole et les investigations journalistiques nous ont servi de scanner ou d’I.R.M. pour diagnostiquer les tumeurs qui ne sont pas localisées. C’est pourquoi je parle de cancer ou d’épidémie. Ces affaires ne sont pas cantonnées à un diocèse, une communauté, un pays ; elles concernent tous les continents. Certains évêques africains ont voulu nous faire croire qu’elles étaient le produit de « l’Occident dévoyé ». Mais les premières révélations sont apparues ici, parce que les pouvoirs judiciaire, politique et médiatique sont séparés, ce qui empêche les blocages. J’attends de voir comment ça va se passer en Afrique. Il va y avoir des révélations catastrophiques.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour sortir de cet « épais silence qui fait tant de bruit », comme vous le qualifiez dans votre livre ?
Nous avons une incapacité à voir la gangrène se développer dans notre Église et atteindre les plus petits, les plus faibles. Nous avons été pris d’un aveuglement collectif, y compris au sein des communautés chrétiennes. Il est trop facile de dire que nous sommes tous pêcheurs. Nous n’avons pas voulu voir que le pouvoir spirituel et l’aura culturelle des prêtres pouvaient créer des situations d’abus monstrueux. Nous avons manqué de vigilance, ce mot biblique qui signifie veiller et prier. Si je vous confère un pouvoir particulier pour agir sur les autres, il faut mettre en place un système de contrôle, comme en politique, sinon on tombe dans la tyrannie. L’institution a fait preuve d’autoprotection. Sans pression extérieure, il n’y aurait pas eu ce travail que nous accomplissons aujourd’hui. Mais c’est toute la société qui a sous-estimé l’impact psychologique de ses abus sur les victimes. Et je constate qu’aucune institution n’est capable d’être elle-même, de voir la vérité en face.
Vous qui êtes évêque, considérez-vous que les responsables de l’Église ont failli ?
Il me semble que nous ne sommes pas tous coupables, mais tous responsables. Cette phrase est tristement célèbre, mais, en l’occurrence, elle est tout à fait exacte. Je suis responsable de la gestion globale de ces actes même s’ils ont eu lieu sous le mandat de deux ou trois évêques avant moi. On ne peut pas s’en laver les mains. Nous avons à assumer une responsabilité de corps. La souffrance des victimes est imprescriptible. Parce que tel fait est prescrit par le droit, je n’aurais plus à m’en occuper, voyons ! La crédibilité de l’Église est largement entamée, c’est un euphémisme, j’en suis responsable. Et je sais que nous en avons pour longtemps.
Comment avez-vous accueilli la condamnation du cardinal Barbarin ?
Ses avocats ont fait appel de la décision. Mais le jugement a été rendu, et il a un poids. Il m’a surpris, car, comme tout le monde, je pensais que les magistrats allaient suivre l’avis du procureur ne requérant aucune condamnation. Maintenant, il ne m’a pas étonné. Dans l’affaire de Mgr André Fort à Orléans, le procureur avait requis douze mois ferme, en parlant d’« électrochoc », et il a été condamné à huit mois avec sursis. C’est l’occasion peut-être de rappeler que la justice civile a le devoir de secouer les consciences, même si cela est douloureux. Il y a toujours dans un jugement rendu une vertu d’exemplarité. La présentation par le cardinal Barbarin de sa démission au pape me paraît être dans la logique de sa droiture et de ce qu’attendait l’opinion publique. Il ne faut pas négliger cet aspect-là.
C’est ce que vous soulignez dans votre livre en affirmant que les prêtres se retrouvent, dans ces affaires, face à trois justices : une morale, celle de Dieu, une légale, celle des hommes, et une troisième, celle du regard de l’opinion publique, qui juge l’affaire comme un scandale…
Il me paraît important de ne pas occulter cette dimension. Chacun a son tribunal intérieur et si Philippe Barbarin dit qu’il a sa conscience pour lui, il y a tout lieu de le croire. Mais la morale n’exclut pas la dimension légale. Ni la façon dont cette affaire est vécue par l’extérieur : elle fait scandale, cela doit être pris en compte. Si j’ai contre moi une grande partie de l’opinion publique, je ne peux plus agir. Cette dimension n’a pas été assez soulignée. Pourtant, saint Paul l’évoquait déjà à propos des chrétiens qui mangent de la viande normalement sacrifiée aux idoles, et qui, se faisant, choquent leurs frères qui les croient idolâtres. Ils font scandale. Il ne suffit pas de dire que l’on a sa conscience ou même le tribunal pour soi. Un curé de paroisse ou un évêque qui n’est pas reçu par son peuple ne peut plus remplir sa mission. Nous devons intégrer cette dimension dans notre fonctionnement.
Comment sortir de cette crise ?
La première des tâches, la plus longue, la plus compliquée est de sensibiliser tout le monde. Si on ne le fait pas, nous aurons beau élaborer des textes, ils ne seront pas appliqués parce que pas applicables. Dans mon diocèse, je croise encore des gens qui disent : « cela ne nous regarde pas », ou encore « on parle trop de ces affaires ». Nous devons aussi faire preuve d’une vigilance effective à travers des règlements intérieurs qui ne soient pas théoriques. Il faut que dans chacune de nos communautés, nous ayons un cadre de règles précises, une vigilance incarnée dans nos missions. Une troisième mesure consiste à établir des procédures extrêmement claires de signalement à la justice civile. Aucune juridiction d’Église aujourd’hui ne peut remplacer, sur ce plan, la juridiction civile d’un État. Chez nous, ce n’est pas l’élément le plus difficile à mettre en place, car nous y avons déjà beaucoup travaillé.