Mgr Pierre Claverie et ses 18 compagnons seront béatifiés le 8 décembre. Sur le site du Vatican, on peut lire : « aujourd’hui la cause de la mort des frères est encore floue »… C’est ennuyeux.
François avait autorisé la Congrégation pour les Causes des Saints à promulguer les décrets de béatification de Pierre Claverie, de l’ordre des frères prêcheurs, évêque d’Oran, et 18 compagnons, religieux et religieuses, tués en haine de la foi en Algérie entre 1994 et 1996. Parmi les 18 il y a les sept moines de Tibhirine, dont leur prieur Christian de Chergé, qui faisait sa lectio divina dans le Coran et qui avait transformé une salle du monastère (une grande salle à l’intérieur du monastère trappiste) en mosquée, ce qui ne l’empêchait pas de prier avec ses amis musulmans à la chapelle. En outre on ne sait toujours pas qui a tué les moines ni donc pourquoi. Quant à Mgr Claverie il était surnommé « l’évêque des musulmans ».
Yves Daoudal avait donné une conférence sur le sujet en 2011, à l’université d’été du Centre Henri et André Charlier et de Chrétienté-Solidarité. En voici quelques extraits :
La théologie du P. de Chergé est tout à fait étrange. Ce qui est sûr est que cet homme, dont on fait volontiers un saint et un martyr, n’était plus catholique. Et c’est ce que je vais vous montrer, en m’appuyant sur les textes mêmes qu’il a publiés. […]
Pour le P. de Chergé, les martyrs sont des intégristes
Puisqu’il est question de le béatifier comme martyr, commençons donc par là. Le P. de Chergé était réfractaire à la notion de martyre de la foi. Il n’aimait pas les actes des martyrs, il l’a dit à plusieurs reprises, parce qu’il trouvait que les martyrs confessaient leur foi avec « dureté » face à leurs juges, avec un exclusivisme de la foi qui confinait à ce qu’on appelle aujourd’hui de l’intégrisme, puisqu’ils disaient qu’ils avaient raison et que leurs juges avaient tort. Il est étonnant, disait-il, qu’il ait fallu attendre le « XXe siècle déclinant » pour que l’Eglise reconnaisse le vrai martyre : le martyre de la charité. En la personne de saint Maximilien Kolbe. Ici, le P. de Chergé oublie que le P. Kolbe est mort parce qu’il était prêtre catholique, qu’il est mort pour manifester la charité du Christ, et en manifestant la charité du Christ. Pour le P. de Chergé, « martyr de la charité », cela dépasse le cadre religieux. Ainsi voit-il de nombreux martyrs de la charité chez les Algériens musulmans… En bref, quiconque, quelle que soit sa religion ou son absence de religion, est tué pour ne pas avoir voulu se comporter de façon inhumaine, ou pour avoir accompli un geste de fraternité, est par principe un « martyr de la charité ». Il y a donc ainsi des martyrs musulmans comme il y a des martyrs chrétiens : des gens qui témoignent de ce que le P. de Chergé appelle la charité. En arabe, martyr se dit chahid, et chahidveut dire témoin, comme le grec martyr. Et le témoignage, en arabe, c’est chahada : la chahada est le témoignage de la foi musulmane, la profession de foi du musulman. Elle commence par Achhadou : Je témoigne. Je témoigne qu’il n’y a pas de dieu sinon Allah et que Mahomet est son prophète…
Le cardinal Barbarin a confié, lors d’une conférence à Versailles, qu’il avait appris par cœur la chahada afin de pouvoir, le cas échéant, la réciter au chevet d’un musulman mourant. Nous avons ici la charité et le témoignage dans le sens que donnait à ces mots le P. de Chergé. Or la chahada est un cri de guerre antichrétien. Il n’y a pas d’autre religion où la profession de foi soit une négation. A priori c’est absurde de rendre compte de sa foi par une négation. Car la chahada dit « Non ». Non, il n’y a pas de dieu. Il n’y a pas de dieu autre qu’Allah. Cela veut dire : le Christ n’est pas Dieu, car Allah n’a pas de fils : c’est un blasphème, c’est le pire des crimes, de prétendre que le Christ soit Dieu. Voilà ce qu’on dit en récitant la chahada. Voilà ce que dirait le cardinal Barbarin au chevet d’un musulman, voilà ce qu’il considérerait, comme le P. de Chergé, comme un acte de charité. Le cardinal Barbarin était cette année l’invité vedette du prétendu pèlerinage islamo-chrétien des Sept-Saints, en Bretagne, inventé par Louis Massignon. Et il a dit que le mot de miséricorde devait être un mot clé pour le dialogue interreligieux, avec les juifs et avec les musulmans, puisque ce mot de la Bible se trouve souvent dans le Coran, et en tête de toutes les sourates. Or il s’agit là d’un des grands thèmes du P. de Chergé. L’un de ses plus longs textes est un commentaire de l’encyclique de Jean-Paul II Dives in misericordia. Et l’on ne peut que frémir en lisant le texte du P. de Chergé : il commente l’encyclique par le Coran !
Une « parole commune »
Le grand leitmotiv du P. de Chergé est le début d’un verset du Coran qui dit : « Dis : ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous ! » Il commente : « Les musulmans aimeraient faire entendre aux juifs et aux chrétiens cette invitation que Dieu leur a confiée dans le Coran », et il cherche cette parole commune. Or, « s’il y a une parole commune, c’est bien la miséricorde ». Eh bien non. Bien sûr, l’islam a pris le mot de miséricorde dans la Bible. Mais il ne lui donne pas le même sens que le christianisme. Et cela vient du seul fait que le Dieu de l’islam est un Dieu d’une transcendance absolue, inaccessible. Allah est « al Samad », l’impénétrable. Il fait miséricorde à ceux qui suivent aveuglément ses commandements, s’il le veut. Et personne ne peut savoir pourquoi il va faire miséricorde à tel bon musulman et pas à tel autre. Dans le christianisme, la miséricorde est un fruit de l’amour de Dieu. Elle est relation de Dieu avec sa créature. On le voit tout particulièrement dans les sacrements, de façon éminente dans l’eucharistie, et de façon très précise dans le sacrement de pénitence, où Dieu fait miséricorde, non à qui il veut, mais à qui le demande. « Face à nos faiblesses, qui parfois nous écrasent, comptons sur la miséricorde du Seigneur, qui est toujours prêt à nous tenir de nouveau la main et qui nous offre son pardon à travers le sacrement de la pénitence », rappelait le pape, la semaine dernière, aux jeunes des JMJ. La miséricorde, dans le christianisme, est un instrument divin de communion entre Dieu et les hommes, d’union dans l’amour divin. C’est le filin qu’il nous envoie d’en haut pour nous attirer à lui.
Rien de tel dans l’islam. Et les convertis le savent très bien. Ils découvrent dans le christianisme l’amour de Dieu, la vraie miséricorde, qui n’a rien à voir avec celle de l’islam. Le P. de Chergé a beau citer avec insistance les rares versets du Coran qui parlent de l’amour de Dieu, il a beau prétendre dans un de ses textes que « la religion de l’Unique est la religion de l’amour », il sait bien que ce n’est pas vrai si « l’Unique » est le Dieu du Coran. Dans un autre texte il tente d’ailleurs d’expliquer pourquoi. Et c’est pitoyable. Bien entendu c’est la faute des chrétiens. Mahomet vivait en un temps où les chrétiens étaient divisés en diverses sectes. Et, affirme-t-il, « la division des chrétiens ne permettait pas de trouver la religion de l’amour ». C’est se moquer du monde. Mahomet, selon la tradition musulmane, vivait trois siècles après les conciles de Nicée et de Constantinople, deux siècles après saint Augustin, saint Jean Chrysostome ou le pape saint Léon, il vivait en un temps où des moines d’une parfaite orthodoxie peuplaient les déserts de Palestine et d’Egypte, et c’était un temps où l’on ne pouvait pas trouver la religion de l’amour ? C’est vraiment se moquer du monde.
La division des chrétiens, l’unité des musulmans
Et le P. de Chergé parle longuement de la division des chrétiens, qui s’est poursuivie, qui s’est aggravée, et c’est la faute de tout le monde, car si la réforme protestante était une erreur, la réforme catholique qui a suivi était elle aussi une erreur. Tout ça ce sont des « hérésies », pour le P. de Chergé, parce qu’elles sont exclusives. Comme le martyr de la foi est lui aussi exclusif. « Et il y a vraiment grâce, s’exclame-t-il à la fin d’une homélie en la fête des saints Pierre et Paul, chaque fois que les chrétiens, toutes confessions confondues, se retrouvent pour communier ensemble à l’infinie richesse de ce que “l’Esprit dit aux Eglises”… » Le P. de Chergé détourne le sens de l’expression de l’Apocalypse (« Que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Eglises »). Pour lui, les Eglises, ce sont les diverses confessions chrétiennes, auxquelles parle le Saint-Esprit, sans distinction. Rien de plus simple que l’œcuménisme : il suffit que les chrétiens de toutes les confessions constatent que le Saint-Esprit parle à tous. Rien de plus simple que le dialogue interreligieux : il suffit de constater que le Saint Esprit souffle dans toutes les religions, notamment dans l’islam, comme le P. de Chergé le dit souvent : c’est le « même Esprit de Dieu », affirme-t-il, qui s’exprime dans l’Evangile et dans le Coran. Pour l’heure, si les chrétiens sont divisés, les musulmans quant à eux sont unis. Certes il y a des antagonismes qui peuvent être violents, par exemple entre chiites et sunnites, mais tous les musulmans ont conscience de faire partie d’une seule communauté, l’oumma, et à propos de La Mecque le P. de Chergé s’exclame : « Aucun sanctuaire de la chrétienté n’est encore le lieu béni d’une telle unanimité. »
Les musulmans sont donc en avance sur les chrétiens, et c’est pourquoi nous devons nous mettre à leur école. Et si les musulmans ont cette unité, c’est parce qu’ils sont inspirés par l’amour divin. Là, on nage en plein surréalisme. Mais le P. de Chergé paraît convaincu de ce qu’il raconte. « Pour former une communauté digne de l’Unique, il faut l’amour dont lui nous a aimés le premier », dit-il. Et là, il fait une longue citation du Coran, qui est censée illustrer ce qu’il vient d’affirmer, et qu’il a choisie parce que c’est un des rares passages où figure le mot amour. Et il conclut en disant : « Ne voit-on pas ici se profiler la litanie des Béatitudes ? » C’est doublement absurde. Le passage qu’il a cité énumère un certain nombre de vertus, cela n’en fait pas un pendant des Béatitudes. Et l’on ne voit certainement pas se profiler les Béatitudes, si l’on doit entendre par là qu’il s’agirait d’une préfiguration des Béatitudes, qui ont été énoncées six siècles plus tôt.
Les soufis d’Al Alawiya
Quand il affirme que « la religion de l’Unique est la religion de l’amour », c’est en se référant aux mystiques musulmans. Mais les mystiques musulmans ne sont en rien représentatifs de l’islam ; bien au contraire, ils ont toujours été persécutés, précisément parce qu’ils disaient que la religion de l’Unique est la religion de l’amour. Et lorsque le P. de Chergé parle des mystiques musulmans, il pense aux soufis avec lesquels il a constitué un groupe de prière, appelé Ribat es-Salam, le lien de la paix. Ce groupe constitué des moines de Tibhirine et de soufis de la région se réunissait tous les six mois, pour prier en commun et méditer sur un thème choisi lors de la réunion précédente. Les soufis en question étaient ceux de la tarîqa al-Alawiya, fondée par Ahmad al-Alawi (1869-1934). Le Dr Marcel Carret, un médecin français agnostique, qui soigna le cheikh al-Alawi dans ses dernières années, écrit notamment : « Il déclarait que Dieu avait inspiré trois grands prophètes : le premier avait été Moïse, le deuxième Jésus et le troisième Mahomet. Il en concluait logiquement que la religion musulmane était la meilleure puisqu’elle était basée sur le dernier message de Dieu, mais que la religion juive et la religion chrétienne n’en étaient pas moins des religions révélées. Sa conception de la religion musulmane était également très large. Il n’en retenait que l’essentiel… Ce que j’appréciais particulièrement en lui était l’absence complète de tout prosélytisme. »
On est là très loin de l’islam réel. Les soufis, héritiers des sectes néo-platoniciennes, ne sont musulmans qu’en façade. Et tout particulièrement ceux de la tarîqa du cheikh al-Alawi. Cette tarîqa fut la première à s’installer en France, non pas dans les milieux maghrébins, mais dans les milieux intellectuels européens. Elle eut parmi ses premiers adeptes occidentaux Frithjof Schuon, le grand disciple de René Guénon. Car Guénon, devenu musulman en Egypte, où il était le cheikh Abd-al-Wâhid Yahyâ (Jean-Baptiste serviteur de l’Unique), était en contact épistolaire avec le cheikh Ahmad al-Alawi. Le cheikh actuel, depuis 1975, de la tarîqa al Alawiya, est Khaled Bentounès. Voici ce qu’écrivait, en juin dernier, le cheikh Bentounès : « Voilà 60 ans que s’est éteint au Caire, dans la discrétion et la simplicité, l’homme, René Guénon, dont l’œuvre continue jusqu’à nos jours d’alimenter la réflexion de nombreux hommes et femmes à travers l’Orient et l’Occident. Beaucoup lui sont redevables d’avoir suscité en eux un élan spirituel afin de renouer avec la Tradition à une époque ou la confusion est grande et ou la quête d’une spiritualité vivante demeure incertaine. Rendons hommage à ce fils d’Occident défenseur véridique de la Tradition universelle par sa plume autant que par son comportement et l’exemple d’une vie à la rigueur exemplaire. »
La différence comme sacrement de l’unité…
Il est donc clair que nous sommes loin de l’islam du Coran (même si par ailleurs les soufis participent activement à l’islamisation : ainsi le cheikh Bentounès est-il en quelque sorte le référent religieux des scouts musulmans en France). Nous sommes dans un au-delà des religions. Ce que Guénon appelait la Tradition, la gnose, ou la métaphysique, et al-Alawi « la doctrine ». Les religions exotériques sont différentes, elles sont inconciliables, il faut les dépasser pour trouver l’unité, par la voie ésotérique de l’initiation. Les soufis d’al-Alawiya ont expliqué au P. de Chergé que la lumière divine est comme le soleil derrière un vitrail. Celui qui est devant le vitrail des diverses religions voit beaucoup de couleurs différentes. Mais celui qui dépasse les vitres ne voit plus de couleurs, il voit seulement la pure lumière du soleil, car les couleurs sont dans les morceaux de verre, non dans le soleil.
Le P. de Chergé en a tiré une espèce de théologie de la différence. Pour lui, la différence est un « sacrement ». Ce qu’il voit dans la parabole du bon Samaritain : « La différence est là : il est “samaritain”, reconnu comme étranger, réputé païen. Dans l’enseignement de Jésus, cette différence se fait servante de la vocation commune : “Va, et fait de même”. » La différence est donc, selon le P. de Chergé, le chemin qui nous mène vers le but unique. Elle est ce qui permet le dialogue, et le dialogue, qui « doit pouvoir trouver un appui solide et inépuisable dans la “bonne nouvelle” qu’à travers ses expressions divergentes, les uns et les autres affirment tenir de Dieu », est nécessaire pour en arriver à avoir une approche plus complète, donc plus vraie, de Dieu. « Nous allons donc quitter ici, peu ou prou, “le paysage familier de nos certitudes religieuses” et le langage dans lequel nous les exprimions, pour scruter – si Dieu le permet, avec sa grâce – la tradition musulmane et, avant tout, la parole coranique. Il nous faudra relire les versets du Livre où la différence est annoncée, parfois sévèrement dénoncée, plus souvent encore offerte comme un “signe” de l’Unique et même comme un “chemin” vers Lui “pour ceux qui comprennent”. »
La différence a été créée par Dieu, qui sait ce qu’il fait. Ensuite, en fait, le P. de Chergé dévie, en parlant non plus de la différence mais de la « diversité », de la « variété » de la création, et il cite maints versets du Coran qui montrent que la diversité est un « signe » divin… Il ne craint pas de citer aussi le passage de la Genèse où Dieu donne à Noé l’arc-en-ciel comme signe de son alliance : l’arc-en-ciel de toutes les couleurs… Et de l’arc-en-ciel il passe au vitrail : les diverses couleurs sont des reflets de la lumière unique. Ainsi toutes les religions sont une mosaïque qui, une fois constituée dans son unité, révèle la lumière divine du Dieu Unique…
L’Unique et Impénétrable
La différence de Dieu par rapport à sa création, c’est précisément son Unicité, qu’on trouve « au cœur de la profession de foi musulmane », la chahada, souligne le P. de Chergé. Unicité qui, ici, est une négation de la Trinité. Le P. de Chergé aime citer ce verset du Coran : « Dis : Lui, Dieu, est Un (‘ahad) ! Dieu, l’impénétrable (samad) ! Il n’engendre pas ; Il n’est pas engendré; nul n’est égal à Lui. » Et aussi celui-ci : « O Gens du Livre ! Ne dépassez pas la mesure dans votre religion. Ne dites pas : “Trois”, cessez de le faire, ce sera mieux pour vous. Dieu est Unique (wâhid), Gloire à Lui ! Comment aurait-il un fils ? » Ce qui importe au P. de Chergé, dans ces versets, ce n’est pas le violent réquisitoire antichrétien, c’est l’affirmation de l’unicité de Dieu. Dieu est l’unique, wahid, et le P. de Chergé appelle très souvent Dieu l’Unique, le Dieu unique des chrétiens et des musulmans. Mais l’Unique des musulmans nie la Trinité. Quant à « samad », impénétrable, il nous dit que c’est « un des plus beaux noms » de Dieu. Pour lui aussi, Dieu est samad, impénétrable. Or ce samad aussi est antichrétien. Le christianisme est la religion du Dieu qui se fait homme pour que l’homme devienne Dieu, la religion du Dieu qui se donne à manger, qui prend un corps pour s’unir à l’homme, la religion du Dieu qui ouvre son cœur pour que l’homme y pénètre. C’est tout le symbolisme du coup de lance, qui a ouvert le cœur de Jésus pour que les hommes puissent pénétrer dans l’amour divin. C’est dans l’évangile de saint Jean, et c’est le leitmotiv de la première épître de saint Jean : « Dieu est amour, et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. » Non seulement l’impénétrable n’est pas un des plus beaux noms de Dieu, mais ce ne peut pas être un nom du Dieu des chrétiens. On se demande comment un héritier des grands mystiques cisterciens, un héritier de saint Bernard et de sainte Gertrude, peut ainsi rejeter Dieu derrière une barrière infranchissable et complètement opaque.
Certes, on peut dire, sous un certain rapport, que Dieu demeure impénétrable, de même qu’il est l’Unique qui se situe au-delà de toutes les négations. Mais il n’y a aucun appel à la théologie apophatique dans les écrits du P. de Chergé, de même qu’il n’y a aucune théologie apophatique dans le Coran : la chahada n’est pas apophatique, elle est simplement antichrétienne. Et s’il tente parfois de donner le change avec un baratin qui se veut poétique, il reste, comme le Coran, au premier degré. On remarquera, du reste, que le P. de Chergé ne fait jamais appel à la tradition chrétienne, de quelque tendance que ce soit. Ses rares références sont à Vatican II. Avant cela, l’Eglise n’existait pas, semble-t-il. De toute façon son discours montre une hyperinflation du je. Tout au long de ses textes, c’est « je ». Il invente sa propre théologie ex nihilo.
Revenons à nos versets du Coran.
« Dis : Lui, Dieu, est Un (‘ahad) ! Dieu, l’impénétrable (samad) ! Il n’engendre pas ; Il n’est pas engendré; nul n’est égal à Lui. » « O Gens du Livre ! Ne dépassez pas la mesure dans votre religion. Ne dites pas : “Trois”, cessez de le faire, ce sera mieux pour vous. Dieu est Unique (wâhid), Gloire à Lui ! Comment aurait-il un fils ? » En ce qui concerne la polémique antichrétienne de ces versets, le P. de Chergé la nie. Ils ne sont pas antichrétiens, dit-il. Car Mahomet réagissait à ce qu’il connaissait du christianisme, à savoir quelques hérésies, comme on l’a déjà vu. Or les chrétiens ne croient pas en trois dieux, mais en un Dieu unique, donc ils disent comme le Coran. Voilà ce qu’affirme le P. de Chergé, avec un aplomb qui laisse pantois. Mais il fait totalement l’impasse sur l’affirmation : « Il n’engendre pas ; Il n’est pas engendré; nul n’est égal à Lui. » Ici il n’est pas question de quelque hérésie que ce soit. C’est le christianisme orthodoxe qui affirme que Dieu le Père engendre le Fils, que le Fils est engendré par le Père, et que le Fils est égal au Père. Il s’agit d’une question évidemment fondamentale. Car la « médiation » du Christ, aussi « universelle » que le voudra le P. de Chergé, ne peut avoir de sens que si le Christ est le Fils de Dieu. Mais cela ne l’effleure même pas, car cette différence-là, elle est… irréductible.
L’unité… par le jihad
Ne craignant pas de s’enfoncer toujours davantage dans l’apostasie, le P. de Chergé développe d’autre part une analogie, ou plutôt une identité, entre le Verbe et le Coran : « Ici, pour nous, le Christ est accueilli comme théophanie du Verbe s’incarnant dans une humanité semblable à la nôtre. Là, dans l’Islam, il y a aussi théophanie du Verbe adoptant une langue humaine dans le Coran. Pour tous, unique est le Verbe. (…) Ainsi, d’un côté, le Fils est unique. De l’autre, le Livre est unique. L’un et l’autre participent de l’unicité divine sans faire nombre avec Dieu. » Autrement dit, le chrétien doit reconnaître que le Coran est une manifestation du Verbe, de même que le Christ est une manifestation du Verbe, l’une incarnée dans un Livre, l’autre dans une personne. Mais comme il s’agit du même Verbe, cela ne fait pas nombre, on est toujours dans l’unicité de Dieu… Dieu est un, les hommes doivent donc eux aussi être un, malgré leurs différences, ou plutôt par le « sacrement » de leurs différences. Le P. de Chergé cite évidemment la parole du Christ : « Soyez un, comme le Père et moi sommes un. » Ce que le Christ dit aux disciples, le P. de Chergé l’applique, sans crier gare, à l’humanité entière, et d’abord à l’union entre chrétiens et musulmans.
« Unité entre les hommes et union à Dieu sont requis simultanément par l’Unique lorsqu’il intervient dans l’histoire. » Ce sont là les deux commandements de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, qui n’en font qu’un. Le P. de Chergé prétend le trouver aussi dans le Coran : « Dieu fera venir bientôt d’autres hommes ; Il les aimera et eux aussi l’aimeront. » Ce verset est le seul du Coran à parler ainsi, et l’un des six où apparaît le mot amour ou aimer, au milieu d’innombrables versets d’appels à la guerre contre les mécréants… dont celui-ci. Car le P. de Chergé censure les versets qui le gênent. Le verset dit : « O les croyants ! Quiconque apostasie de sa religion… Allah va faire venir un peuple qu’il aime et qui l’aime, modeste envers les croyants et fier et puissant envers les mécréants, qui lutte dans le sentier d’Allah… » La lutte dans le sentier d’Allah, c’est le jihad, selon l’expression consacrée, si l’on ose dire : al jihad fi sabil illahi. Celui qui aime Dieu et que Dieu aime est celui qui accomplit le jihad dans le sentier d’Allah contre les mécréants. Le P. de Chergé sait parfaitement que le bout de verset qu’il cite est une exception dans le Coran et n’a pas le sens qu’il lui donne. Aussi dit-il prudemment : « C’est ce langage que les mystiques musulmans ont privilégié dans leur lecture du Coran. » C’est la lecture de ses amis soufis, qui piquent quelques expressions dans le Coran pour leur faire dire autre chose, comme fait le P. de Chergé avec l’Evangile.
L’échelle et la croix
Ces soufis ont aussi expliqué au P. de Chergé le symbolisme de l’échelle. Naïvement, le P. de Chergé nous rappelle que dans la Bible il y a l’échelle de Jacob, et chez les pères l’échelle des vertus de saint Jean Climaque. Mais il ne s’agit pas de cela du tout. Les soufis enseignaient deux formes du symbolisme ésotérique de l’échelle (qui correspondent semble-t-il à deux niveaux d’initiation). L’une est que le christianisme et l’islam sont comme deux échelles qui se rejoignent en leur sommet. Chacun gravit l’échelle de son côté, et se rapproche donc peu à peu de l’autre, et en haut tout le monde se retrouve dans l’Unité. L’autre symbolisme utilise une seule échelle, où l’un des montants est le christianisme, et l’autre est l’islam. Les deux ne se rejoignent qu’à l’infini, mais les barreaux sont les piliers de l’une et l’autre religion, des ponts qui permettent de comprendre qu’il y a une échelle commune, que tous les croyants sont sur la même échelle, quelle que soit leur foi : le P. de Chergé se définissait comme « croyant parmi les croyants ».
Il y a aussi le symbolisme de la croix, et cela est sans doute propre à la tarîqa al-Alawiya et à quelques autres confréries du même genre, car la croix est véritablement honnie des musulmans, et même si l’on est soufi on doit respecter cet interdit, sauf à endurer les pires persécutions et la mort. René Guénon avait dédié son livre sur le symbolisme de la croix « à la mémoire vénérée du cheikh Abd-ar-Rahmân Elish el-Kebîr, el-Alim, el-Maliki, el-Maghribi, à qui est due la première idée de ce livre » (ce cheikh était un personnage étonnant : ami d’Abdel Kader, autre initié de marque, il avait réussi à être à la fois une grande autorité du soufisme et professeur à l’université Al Azhar). Et Guénon avait dédicacé un exemplaire de ce livre à Ahmad al Alawi.
Celui-ci avait un chapelet a priori musulman mais en forme de croix. A quelqu’un qui le lui reprochait, il avait demandé d’étendre les bras, et il lui avait demandé quelle figure son corps décrivait alors. Et l’autre avait été bien obligé de dire que son corps formait une croix. Ainsi la structure de l’homme est cruciforme, comme l’est la structure de toute la création. La croix est un symbole universel. Et cet enseignement permet au P. de Chergé, ou plutôt à ses maîtres soufis, d’expliquer ce que le Coran dit de la crucifixion. On sait que les musulmans nient que Jésus soit mort sur la croix, parce qu’il est inconvenant qu’un grand prophète meure d’une façon ignominieuse. Mais, explique le P. de Chergé, le Coran dit : « Ils ne l’ont pas crucifié en vérité. » Or, en effet, en vérité ils ne l’ont pas crucifié, car c’est librement qu’il a étendu les bras, par amour pour les hommes, pour embrasser les hommes, et nous devons nous aussi être crucifiés de cette façon, devenir le crucifié, par amour. En fait, le texte du Coran (4, 157), qui est au milieu d’une longue diatribe contre les juifs, ne permet pas une telle interprétation. D’ailleurs il ne dit pas « en vérité ». Cette interprétation est un enseignement initiatique qui se sert du Coran de façon allusive. Et abusive.
On voit bien ici l’influence chrétienne sur le soufisme. Le P. de Chergé croyait que c’était cela l’islam, et il disait : « Nos amis soufis aiment citer l’évangile, qu’ils ont tenu à lire. Ne pourrait-on laisser retentir, dans la paix d’une écoute intérieure, le Livre de l’islam, avec le désir et le respect de ces frères qui y puisent leur goût de Dieu ? Ou faudra-t-il continuer de faire la sourde oreille au message de l’autre en contestant par principe son lien original avec le Tout-Autre ? C’est qu’il m’est arrivé bien souvent de voir surgir du Coran, au cours d’une lecture d’abord ardue et déconcertante, comme un raccourci d’évangile qui devient alors chemin vrai de communion avec l’autre et avec Dieu. » Sic.
Ailleurs, le P. de Chergé appelle le Coran le « Livre de vie » des musulmans. Et il écrit toujours Livre avec un L majuscule. Et l’on a vu qu’il appelle souvent Dieu « l’Unique », pour souligner qu’il a le même dieu que les musulmans, reléguant du même coup la Sainte Trinité au rayon des accessoires. Il y a donc une correspondance étroite entre les soufis d’Al Alawiya et le P. de Chergé. De même que les soufis ne respectent l’islam que de façon extérieure, de même il ne respecte le christianisme que de façon extérieure. La doctrine des soufis était celle d’un au-delà des religions exotériques, où le Coran parole incréée de Dieu n’avait pas plus de réalité que le Christ Fils de Dieu crucifié et ressuscité n’en avait pour le P. de Chergé. Ou, plus exactement, le Christ est pour le P. De Chergé une médiation nécessaire, exactement au même titre que le Coran pour les soufis, et il s’agit en définitive de la même médiation, comme on l’a vu, celle du Verbe dans le Christ ou dans le Livre. Ainsi la voie (la tarîqa) « chrétienne » du P. de Chergé était-elle très proche de la voie musulmane des soufis d’al-Alawiya, et les deux échelles en effet se rejoignent. Mais je crains que ce ne soit pas en Dieu.
Une parole commune : celle de l’islam
Et le P. de Chergé n’était pas soufi. On le voit bien souvent quitter les hauteurs de leur gnose pour tomber dans le syncrétisme de bas étage. Car il veut nous montrer que le Coran ne contredit pas la foi catholique, ce que les soufis se garderaient bien de faire dans l’autre sens. Il lui faut absolument trouver une « parole commune », et il répète sans cesse le début de verset du Coran : « ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous ». Il ne cite le verset entier qu’une seule fois, dans la conférence que je citais tout à l’heure, où il explique que les différences entre le christianisme et l’islam sont un sacrement d’unité. Et le verset entier, le voici : « Dis : ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous et que nous n’adorions qu’Allah, sans rien lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah. Puis, s’ils tournent le dos, dites : Soyez témoins que nous, nous sommes soumis. » On voit que ce verset est un des si nombreux versets antichrétiens. Il n’y a pas d’autre parole commune que celle de l’islam qui n’associe personne à Allah, qui rejette la Trinité, qui n’appelle pas le Christ Seigneur. Et le seul témoignage qui vaille est celui-là. Le P. de Chergé cite donc une fois le verset en entier. Mais il ne commente pas. Il poursuit, imperturbable : « S’il y a parole commune possible, c’est bien parce qu’il y a, pour tous, un Dieu qui n’en finit pas de rassembler. » Et là il ose mettre en parallèle un verset du Coran sur Allah qui réunira tous les hommes avec l’exclamation du Christ : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapide ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu. »
« L’effroi » de Marie
Le P. de Chergé n’hésite pas à reprendre un autre verset spécifiquement antichrétien : « Ils ont dit : “Le Miséricordieux s’est donné un fils !”. Ils ont attribué un fils au Miséricordieux. Il ne convient pas au Miséricordieux de se donner un fils. Tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre se présentent au Miséricordieux comme de simples serviteurs. » D’abord, on constate que le P. de Chergé coupe le texte (sans l’indiquer) pour ne pas citer ce qui est le plus dérangeant. Car au milieu, il y a ceci : « Vous avancez certes là une chose abominable ! Peu s’en faut que les cieux ne s’entrouvrent à ces mots, que la terre ne se fende et que les montagnes ne s’écroulent. » Et le mot abominableest à prendre au sens fort. Car il n’y a rien de plus abominable pour l’islam que de prétendre que Dieu ait un Fils : c’est le seul crime que le Dieu du Coran ne peut pas pardonner. Mais le P. de Chergé le justifie ainsi : « Cette particulière insistance à rejeter toute génération divine (…) a le grand mérite de nous inviter à chercher ensemble ce que Dieu veut nous faire comprendre lorsqu’il se révèle à nous comme ayant des entrailles de miséricorde. » C’est qu’en Dieu, dit-il, « la paternité et la maternité se conjuguent avec une perfection inaccessible à notre entendement ». Donc tout le monde a raison. Et « pour mieux entrer dans ce mystère qui nous sollicite ensemble parce qu’il nous engendre ensemble, il suffirait peut-être de méditer longuement et d’un cœur libre cette parole commune de l’effroi de Marie, au jour de l’annonce portée par l’ange ».
On remarque ici le verbiage du P. de Chergé : le « mystère qui nous sollicite ensemble parce qu’il nous engendre ensemble ». Cela ne veut rien dire, mais ce genre d’embrouillamini vise à faire croire au lecteur qu’il y a bien une « parole commune » entre chrétiens et musulmans. C’est très fréquent sous la plume du P. de Chergé, et cela, souvent, se veut poétique, de la poésie du mystère. Car le P. de Chergé a également écrit des poèmes. Mais laissons cela, ça n’a aucun intérêt, et revenons à la « parole commune de l’effroi de Marie au jour de l’annonce portée par l’ange ». Le P. de Chergé cite ici l’Annonciation selon le Coran. Bien loin d’être une « parole commune », on ne reconnaît pas du tout l’évangile. Car Marie dit à l’ange : « Je cherche protection contre toi auprès du Miséricordieux, si toutefois tu crains Dieu. » Et le P. de Chergé va continuer ainsi de citer le Coran, tout en le mélangeant avec le vocabulaire chrétien : « Ici, Dieu a parlé, et, si Dieu parle, c’est du sein de sa miséricorde, là où son Verbe est engendré de toute éternité. » Pour les chrétiens, ce Verbe engendré est le Fils. Pour les musulmans, c’est le Coran. De même que « le Fils est unique, le Livre est unique », et ils ne font pas nombre. Il y a un seul Unique, Dieu, Allah. Nous avons déjà vu cela. J’ai l’impression de me répéter, mais c’est le P. de Chergé qui se répète beaucoup.
Le Coran dit que les chrétiens seront sauvés…
Donc nous sommes tous d’accord. D’ailleurs, dans le Coran, il est bien dit que les chrétiens seront sauvés. C’est le verset 62 de la 2e sourate : « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. » Ici je ne sais pas si le P. de Chergé est de bonne foi ou s’il trompe délibérément ses lecteurs. Car le verset qu’il cite est un des versets abrogés. Il est abrogé par le verset 85 de la 3e sourate : « Quiconque désire une autre religion que l’islam ne sera point agréé, et il sera, dans l’au-delà, parmi les perdants. » Le P. de Chergé cite souvent, bien sûr, le verset qui dit « pas de contrainte en religion », qui est aujourd’hui brandi par tous les islamophiles et les gogos. Ce verset, qui de toute façon ne veut pas dire ce qu’on lui fait dire de façon très anachronique, est abrogé, comme de nombreux autres versets, par le fameux verset de l’épée : « Après que les mois sacrés expirent (les mois où une trêve a été conclue), tuez les associateurs où que vous les trouviez, capturez-les, assiégez-les, et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la salat (prière rituelle) et acquittent la zakat (aumône légale), alors laissez-leur la voie libre, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux. »
Le P. de Chergé cite encore ce verset, le 82e de la 5e sourate : « Tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants sont ceux qui disent : Nous sommes chrétiens. C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil. » Il se trouve que ce verset n’est pas abrogé. Pourquoi ? Parce qu’on ne doit pas le lire seul. Il faut lire aussi ceux qui suivent, et qui montrent qu’il s’agit des chrétiens qui ne s’enflent pas d’orgueil… parce qu’ils sont en train de se convertir à l’islam. Verset 83 : « Et quand ils entendent ce qui a été descendu par le Messager, tu vois leurs yeux déborder de larmes, parce qu’ils ont reconnu la vérité. Ils disent : Ô notre Seigneur, nous croyons : inscris-nous donc parmi ceux qui témoignent. » Verset 84 : « Pourquoi ne croirions-nous pas en Allah et à ce qui nous est parvenu de la vérité ? (…) ». Verset 85 : « Allah donc les récompense pour ce qu’ils disent (…) ».
Le monachisme, c’est comme l’islam
Le P. de Chergé ne serait-il d’ailleurs pas dans ce cas-là ? C’est ce qu’on se demande à le lire. Il va jusqu’à dire que le monachisme et l’islam sont liés par trois « liens vitaux » : l’obéissance, qui est la signification même du mot islam ; la prière rituelle cinq fois par jour ; et la lectio divina, car d’un côté comme de l’autre, il y a « un Dieu qui parle aux hommes », et l’on sait que le P. de Chergé pratiquait la lectio divina du Coran.… C’est dans une communication à une réunion de Dialogue interreligieux monastique, où il s’insurge contre le fait que lorsqu’on parle des moines non catholiques on ne parle jamais de l’islam. Alors que tous les musulmans sont, d’une certaine façon, des moines.
Et il répète souvent que le Christ est le seul vrai musulman, parce qu’il n’était qu’obéissance.
Les pauvres frontières de nos exclusives
Un jour, il explique qu’il faut « dépasser le préalable dogmatique », l’« opacité » du dogme. Un autre jour, qu’il faut « dépasser l’aspect institutionnel » de l’Eglise. Et comment cela ? En relativisant les religions. Il emploie le mot « relativiser », qu’il emprunte, non certes aux soufis, mais au P. Emilio Galindo Aguilar. Le P. Aguilar, né à Grenade, a été professeur d’islamologie à l’institut supérieur de sciences catéchétiques Saint-Pie X de l’université de Salamanque, et à l’Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie de Rome. Et il disait donc, selon le P. de Chergé, que nous devons « rejoindre ensemble “le noyau religieux qui relativise les religions” »…
Le P. de Chergé dit encore qu’il faut « entrer dans un dessein plus vaste qui fait sauter les pauvres frontières de nos exclusives ». Ces pauvres frontières, ce sont les dogmes chrétiens. Le Christ vrai Dieu et vrai homme, c’est une pauvre frontière. L’incarnation, la rédemption, ce sont de pauvres frontières. Il faut faire sauter tout cela, afin d’entrer dans un dessein plus vaste. Et le P. de Chergé ose s’appuyer sur les paroles de Jésus à la Samaritaine : le dessein plus vaste, c’est l’adoration en esprit et en vérité. Alors, poursuit-il, on peut comprendre qu’il existe, au-delà des religions, une « communion des saints », et cette communion, nous devons la signifier concrètement. Voici ce qu’il écrit : « Cet au-delà de la communion des saints où chrétiens et musulmans, et tant d’autres avec eux, partagent la même joie filiale, il nous revient de le signifier visiblement, au sens sacramentel du mot, comme tous les autres mystères du Royaume. Et comment s’y prendre autrement qu’en aimant dès maintenant, gratuitement, ceux qu’un dessein incompréhensible de Dieu prépare et sanctifie par la voie de l’islam, et en vivant avec eux le partage eucharistique de tout le quotidien ? »
Le partage eucharistique de tout le quotidien. Car on fait sauter aussi, bien sûr, la « pauvre frontière » de l’eucharistie Corps et Sang du Christ. C’est tout le quotidien partagé avec les musulmans qui devient eucharistie. C’est pourquoi, à Tibhirine, la messe du vendredi, célébrée à l’heure de la prière musulmane, avait une importance particulière. C’est pourquoi aussi une grande salle du monastère avait été transformée en mosquée pour les musulmans du voisinage, et une autre pièce en école coranique. « Ainsi, écrit le P. de Chergé, cloche et muezzin se correspondent ou se succèdent à l’intérieur du même enclos, et il est difficile de ne pas accueillir l’appel à la prière, d’où qu’il vienne, comme un rappel de la communion qui prévaut au cœur de Celui vers qui nous nous tournons avec le même abandon. » Il est difficile surtout de ne pas voir un blasphème dans cette phrase, comme dans tant d’autres.
Les musulmans investis par le don de l’Esprit
Dans son fameux testament, le P. de Chergé écrit que s’il est tué, il pourra plonger son regard « dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit [tels que le Père les voit], tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences ». Le P. de Chergé affirme donc que les musulmans sont, en tant que musulmans, parce que musulmans, des fruits de la Passion du Christ, et investis par le don de l’Esprit… Dans le même ordre d’idée, il disait aussi : « Pour entrer en vérité dans le dialogue, il nous faudra accepter, au nom du Christ, que l’islam ait quelque chose à nous dire de la part du Christ. »
Eh bien non, nous n’acceptons pas que l’islam qui blasphème le Christ ait quelque chose à nous dire de la part du Christ. L’islam n’a évidemment rien à nous dire, non seulement de la part du Christ, mais tout simplement sur le Christ. Il ne connaît même pas son nom, puisqu’il l’appelle Jésus Issa, alors qu’en arabe Jésus se dit Iassou. Issa, ou Aïssa, si l’on veut traduire ainsi la lettre imprononçable (pour nous) qui commence ce mot, comme il commence celui du mot désignant la fête : Aïd. En 1994, l’Aïd el-Kébir avait lieu le 21 mai, la veille de la Pentecôte. Le P. de Chergé expliqua à un jeune musulman que la Pentecôte était une grande fête chrétienne, comme l’Aïd el-Kébir. Et le jeune musulman lui demanda : « Alors, qu’est-ce que tu égorges ? »
Deux ans plus tard, jour pour jour, ce sont les moines qui étaient égorgés.