Conférence de Monseigneur Raymond Centène aux Journées Paysannes à l’Abbaye La Joie Notre-Dame Campénéac, dimanche 16 septembre :
Pour conclure cette journée de réflexion, je voudrais reprendre avec vous le texte de Georges Bernanos que Maître Yves Daniel nous a lu ce matin et y apporter quelques commentaires en lien avec le thème de cette journée : « L’espérance estdans le pré ».
« Qui n’a pas vu sur la route, à l’aube, entre deux rangées d’arbres toute fraiche, toute vivante ne sait pas ce que c’est que l’espérance. L’espérance est une détermination de l’âme et sa plus haute forme est le désespoir surmonté.
On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus difficile des victoires que l’hommepuisse remporter sur son âme.
On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on vajusqu’au bout de la nuit on rencontre une autre aurore. Le démon de notre cœur s’appelle « à quoi bon ». L’enfer, c’est de ne plus aimer. Les optimistes sont desimbéciles heureux, quant aux pessimistes, ce sont des imbéciles malheureux. On ne saurait expliquer des êtres par leurs vices mais au contraire par ce qu’ils ont gardé d’intact, de pur, par ce qui reste en eux de leur enfance, si profond qu’il faillechercher. Qui ne défend la liberté de penser que pour soi-même est déjà disposé à la trahir.
Si l’homme ne pouvait se réaliser qu’en Dieu ? Si l’opération délicate de l’amputer de sa part divine – ou du moins d’atrophier systématiquement cette part jusqu’à ce qu’elle tombe desséchée comme un organe où le sang ne circule plus –aboutissait à faire de lui un animal féroce ? Ou pis peut-être, une bête à jamais domestiquée ? Il n’y a qu’un sûr moyen de connaître, c’est d’aimer.
Le grand malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine ysuppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs luiapportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sansespérance ». (Bernanos, Conférence, 1945)
La plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté.
Quelles sont les causes de désespoir ? Quels sont les désespoirs qu’il faut surmonter pour découvrir la valeur de l’espérance ? Nous allons essayer de pointer ces désespoirs de manière microscopique en fixant notre objectif sur le microscopequ’est devenu le monde agricole – et c’est une première cause de désespoir – puis de manière macroscopique en élargissant notre objectif sur le monde et sa mondialisation.
L’attention a été attirée ces dernières années sur les suicides dans le mondeagricole. On a avancé des chiffres, il y a dans toute manifestation les chiffres des organisateurs et les chiffres de la police. Habituellement les chiffres des organisateurs sont supérieurs aux chiffres de la police qui seraient les plusobjectifs. Ici c’est différent, les chiffres des organisateurs des suicides, des responsables, sont inférieurs aux chiffres de ceux qui les dénoncent.
Nous avons organisé une journée de prière à Sainte-Anne-d’Auray qui a eule mérite d’attirer l’attention sur cette réalité, on en a beaucoup parlé après cettejournée. Cette journée de prière a eu surtout le mérite d’être une journée de prière, c’est-à-dire de mobiliser des énergies spirituelles qui sont nécessaires pour quel’homme ne soit pas amputé de cette partie de divin qu’évoquait Bernanos.
Outre les difficultés personnelles que peut rencontrer tout un chacun, les raisons qui poussent à bout les agriculteurs sont multiples : l’évolution de leurplace dans la société, la détérioration de leur image, la déliquescence des liens dansle monde agricole, l’isolement – là où il y avait une communauté rurale il y a desindividus qui s’observent en chien de faïence, quand ce ne sont pas des rapaces qui s’observent pour voir de quoi ils pourront s’emparer – remplacer la baisse desrevenus par l’extension des surfaces aboutit à la disparition d’un nombre toujoursplus grand d’exploitation et contribue à augmenter le vide du monde rural, la perte d’autonomie dans la conduite de l’exploitation, l’ampleur croissante des tâchesadministratives, les injonctions normatives et sanitaires, la surcharge de travail,l’endettement, la faiblesse des revenus et la dépendance aux aides publiques … à cela s’ajoute parfois la rupture de la transmission de la tradition agricole familiale.
Ces différents facteurs concourent à créer un profond sentiment de malaise chez de nombreux agriculteurs pour qui ce métier correspond à un choix de vie.Alors quand les difficultés s’instaurent dans la vie professionnelle, elles sediffusent dans toutes les sphères de la vie.
Tout cela est aggravé par le fait que les agriculteurs travaillent sur la vie et,si le métier perd du sens, c’est la vie elle-même qui perd du sens. Cela est aggravé aussi du fait que les patrimoines professionnels et familiaux sont très fortement imbriqués, avec le sentiment de travailler pour payer des dettes. Il est difficiled’affronter le regard des autres quand on travaille et qu’on ne s’en sort pas. Il est difficile d’assumer l’endettement, les prix non-rémunérateurs, l’augmentation descoûts, la pression des services contentieux des créanciers (MSA, banques, coopératives) qui mettent la pression pour être remboursés. Il faudrait agir rapidement, mais souvent le malaise ressenti et les pressions exercées paralysent et empêchent d’agir avec sérénité. Alors c’est l’engrenage et souvent, peu à peu, lespaysans sont asphyxiés par les crédits à court terme, les huissiers, les entreprises de recouvrement de créances, la rapacité des autres agriculteurs. Certainss’abrutissent par le travail, d’autres ne voient pas de solutions d’avenir. Enfermésdans un monde matérialiste, économique, financier, amputés de la part de divin qui seule donne du sens, le paysan voit son univers se rétrécir et son avenir s’obscurcir.
Mais l’agriculteur n’est pas une île et son sort n’est pas différent de celui du monde qui l’entoure. A l’heure de la mondialisation, il nous faut élargir notre objectif à la situation économique mondiale sur laquelle le Saint-Père attire notre attention.
L’espérance chrétienne est confrontée à la violence en gants blancs d’unlibéralisme économique sans frein et sans conscience qui n’a pas de vue à long terme sur l’humanité. Ces violences sont nombreuses et bien connues : dégradation de la planète, enrichissement considérable des plus riches qui sont une minorité et appauvrissement progressif mais inéluctable des autres, précarisation souvent menaçante pour un nombre de familles de plus en plus grand, marchandisationdes relations, financiarisation de toute forme d’activité, disparition voireinterdiction du bénévolat, marchandisation des services et bientôt des corps, nourriture falsifiée, santé menacée par les impératifs financiers.
Il y a aussi dans nos sociétés soi-disant démocratiques une autre sorte de violence, celle des institutions et des administrations dont le gigantisme et la standardisation rejettent les administrés dans l’anonymat d’un guichet ou d’undossier informatique, aggravant ainsi des situations de souffrance réelle quimènent au désespoir. Le sentiment d’impuissance et d’absurdité génère parfois desréactions violentes en réponse à une situation désespérante. Ce sont autant designaux d’alarme face aux impasses d’un monde qui ne voit plus où il va.
Il y a enfin la violence des éléments de langage, la fabrication d’une languede bois, de discours anesthésiants, de paroles officielles qui masquent la noirceurde la réalité, d’un discours savant digne des médecins de Molière, d’une langue de clercs, d’un retour au nominalisme destiné à nous faire accepter une situation inacceptable. Un chat ne s’appelle plus un chat mais un mammifère quadrupède àgriffes rétractiles. Un ballon devient un référent bondissant. Si un licenciementévoque le drame d’une personne privée d’emploi et d’une famille privée deressources, un grand nombre de licenciements devient un “plan social” ou une”restructuration” dans laquelle on est invité à voir une valeur positive pourl’économie globale. On ne parle pas de décroissance mais de croissance négative.
Une personne qui est opprimée dans un système peut se révolter contre lesystème. On ne parle plus aujourd’hui d’opprimé mais d’exclu. Circulez, il n’y a rien à voir. Un exclu ne peut plus rien puisqu’il n’est plus dans le système, sa révolte n’apparaît que comme une agitation stérile et sans danger pour un système qui s’impose à tous à la manière des mythes et des oracles de l’antiquité.
Ce sont quelques exemples de langage politiquement correct destiné à valoriser à tout prix le mythe du progrès en masquant la réalité toute simple. Ce déni est sans doute la forme la plus aboutie, la plus haute et la plus sophistiquée de la violence puisqu’il disqualifie de façon radicale ceux qui n’adhèrent pas aumeilleur des mondes.
« Pour rencontrer l’espérance, nous disait Bernanos, il faut être allé au-delà du désespoir ». Et pour aller au-delà du désespoir encore faut-il le nommer. Bienmaladroitement, j’ai essayé de le faire. Bernanos disait encore : « On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité ».
Si l’espérance est dans le pré, c’est parce qu’au fond, le pré, c’est cette vérité toute simple qu’il nous faut redécouvrir et nous réapproprier. Cette vérité qui est têtue et qui finit toujours par gagner. Cette vérité, pour nous, elle porte le nom de celui qui a dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », tandis que satan est le père du mensonge.
L’espérance s’incarne dans un retour à la réalité, la réalité complète, pas laréalité réduite au matérialisme qui n’est qu’une réalité tronquée. « Si l’on amputait l’homme de sa part divine, écrivait Bernanos, on aboutirait à faire de lui un animalféroce ». Cette amputation n’est-elle pas la cause du ré-ensauvagement auquelnous assistons aujourd’hui ? Quand on supprime la transcendance, quand la vérité est réduite au subjectivisme et au relativisme, la seule valeur qui subsiste est celle de la force brute qui fait des uns des prédateurs et des autres des bêtesdomestiquées. C’est la raison pour laquelle il n’y aura pas de renouveau de l’humanisme sans une redécouverte des valeurs spirituelles qui nous disent ce qu’est véritablement l’homme. Les remèdes aux maux actuels de l’agriculture etdu monde sont d’abord des remèdes spirituels. Ils passent par la prière, par les sacrements, par l’Eucharistie pour que la part de divin de l’homme ne tombe pas,desséchée, comme un organe où le sang ne circule pas.
Le renouveau passe par la culture, par la réappropriation de notre histoirequi nous apprendra qu’il y a eu d’autres crises et qu’elles ont été surmontées. La culture permet d’échapper à l’abrutissement du travail, elle ouvre des perspectivesnouvelles qui permettent de ne pas se laisser obnubiler par les difficultés présenteset de ne pas s’y noyer. La culture, disait Jean-Paul II, est ce par quoi « l’hommedevient plus homme » et nous ne pouvons lutter contre la déshumanisation qu’enapportant un surcroit d’humanité, ce qu’apportent précisément la foi et la culture. C’est en étant plus homme, c’est en étant entièrement homme, que nous pouvons exiger que l’économie soit au service de l’homme et pas l’homme au service de l’économie, c’est-à-dire au service de quelques-uns.
L’espérance est dans le pré parce que le brin d’herbe qui apparait comme le symbole même de la fragilité fait preuve d’une force et d’une vitalité surprenantes. Ce qui semble fragile est en réalité ce qui est fort, l’herbe repousse toujours. Saint Paul écrit : « Quand je suis faible c’est alors que je suis fort ». La Fontaine nous montre dans une de ses fables que, face à la force du vent, le roseau est plus fort que le chêne, et Pascal dira de l’homme « c’est un roseau mais c’est un roseau pensant ». Et c’est bien la raison pour laquelle il nous faut miser sur la pensée, la spiritualité, la culture.
L’espérance est dans le pré parce que dans le pré, le brin d’herbe n’est passeul, il est multitude. Et il nous faut réinventer la solidarité des brins d’herbes enracinés, refonder une culture de l’attention à l’autre qu’il faut réapprendre à nepas considérer comme un concurrent mais comme un ami.
L’espérance chrétienne n’est pas un anesthésiant qui nous fait attendre le bonheur dans l’autre monde. Bernanos nous dit qu’elle nécessite des efforts, elle n’est pas seulement une résistance, elle doit être la présence concrète d’unecommunauté agissante, elle se conjugue au présent dans tous les lieux de solidarité, de convivialité, dans les espaces de gratuité.
Sous la lourde carapace de l’Empire romain finissant germinait dans le secret la force insoupçonnée de la chrétienté naissante. L’espérance est dans le pré parce qu’elle est le garant des germinations futures, elle est la condition de laculture de vie qui s’oppose à la culture de mort, de la vérité qui s’oppose aumensonge.
L’évangile nous le disait ce matin, « il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soittué » (ne nous laissons pas aveuglés par cet écran de fumée) ; le troisième jour il ressuscitera et c’est ce qui fonde notre espérance.