A l’occasion du jubilé des 600 ans de la venue de Saint Vincent Ferrier dans le diocèse de Vannes, Mgr Raymond Centène a publié, le 29 septembre, une lettre pastorale de 59 pages. Elle est accessible ici. On y trouve un rappel sur l’enseignement des fins dernières, ce qui est assez rare pour être signalé :
En 2008, à l’occasion de sa visite aux États-Unis, le Pape Benoît XVI, s’adressant aux évêques américains, leur disait : « Nous devons reconnaître avec préoccupation l’éclipse presque totale du sens eschatologique dans beaucoup de nos sociétés de tradition chrétienne ». Et il est vrai que le thème des fins dernières a pratiquement disparu de la prédication. Nos sociétés se sont matérialisées. La recherche du profit est devenue pour beaucoup la seule préoccupation, bien vivre sur cette terre, la seule finalité.
Face à cette situation, beaucoup de chrétiens n’ont pas d’autre ambition que d’organiser ce monde conformément à la justice sociale. Prêcher sur le bonheur du Ciel apparaît à beaucoup comme un risque de démobilisation dans la recherche du bonheur sur terre. Les accusations des philosophies du doute, qui présentaient la religion comme « l’opium du peuple », ont porté leur fruit jusque dans la prédication. Pourtant, saint Paul écrit dans sa première lettre aux Corinthiens : « Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes (64)». C’est dans cette ligne qu’il nous faut resituer la prédication de saint Vincent Ferrier, que l’on surnomma « L’Ange de l’Apocalypse » et « La Trompette du Jugement Dernier ». Pourquoi annonçait-il les fins dernières ? Pourquoi ce thème est-il toujours d’actualité ?
La première raison est que le Seigneur « nous a fait et nous sommes à lui, nous son peuple, son troupeau (65) ». Saint Augustin écrit au premier chapitre de ses Confessions : « Tu nous as fait pour toi Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi (66)». Sur le plan anthropologique, l’aspiration à l’infini qui habite l’homme, dans sa nature finie et contingente, donne sens à son existence et est un puissant moteur d’humanisation dans le dépassement de soi.
Par ailleurs, l’annonce des fins dernières – le Jugement, le Ciel, l’enfer – est toujours présente dans les paraboles du Christ, dans son Évangile. Toutes les réalités de la vie humaine et du cours de la nature permettent au Christ de parler du Royaume à venir, de la mission, de la vie éternelle. C’est l’an- nonce du Royaume qui permet à l’homme de se déterminer pour ou contre la vie éternelle. C’est la dramatique possibilité de se déterminer pour l’acceptation ou le rejet de cette vie qui fonde sa liberté.
L’annonce des fins dernières permet de jeter un rayon de lumière sur le mystère de la coexistence du bien et du mal dans le monde et dans nos vies. Non seulement ils coexistent mais ils grandissent ensemble, comme nous le montre la parabole du « bon grain et de l’ivraie » (67) ». Dans le monde, l’œuvre du mauvais s’oppose à la venue du Royaume et se mêle à la Parole pour en brouiller la compréhension : « Le champ, c’est le monde (68) ».
Les racines du bien et du mal s’entremêlent au point qu’en croyant arracher l’ivraie, on risque d’arracher aussi le bon grain. En interdisant aux serviteurs d’arracher l’ivraie, le maître du champ met l’accent sur le fait que le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes, que la patience de Dieu est le meilleur allié de sa miséricorde et de sa justice. Mais le temps de Dieu viendra et si Jésus évoque la fournaise, «les pleurs et les grincements de dents (69)», ce n’est pas pour nous accabler de crainte, c’est au contraire pour nous soutenir et nous encourager. L’épanouissement de l’ivraie au milieu du bon grain pourrait être une cause de scandale ; la révélation de la différence entre le sort final de l’un et l’autre doit nous pousser à préserver la grâce reçue au jour du baptême.
Le bien et le mal, et c’est un mystère plus grand encore, coexistent même au sein de l’Église visible. « Le Royaume de Dieu est encore comparable à un filet que l’on jette à la mer, et qui ramène toutes sortes de poissons. Quand il est plein, on le tire sur le rivage, on s’assied, on ramasse dans des paniers ce qui est bon, on rejette ce qui ne vaut rien. Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges sortiront pour séparer les méchants du milieu des justes et les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents.(70) » Quand les médias font leurs gros titres sur « ce qui ne vaut rien », nous risquons de perdre de vue les paniers dans lesquels « on ramasse ce qui est bon » et d’être ébranlés dans notre foi. Les contemporains de saint Vincent Ferrier qui avaient sous les yeux les fresques de Kernascléden, ou d’autres qui ont disparu, ne s’étonnaient pas de voir des têtes tonsurées dans les marmites infernales ou des cardinaux entraînés dans des danses macabres. La prédication sur les fins dernières prémunit la foi d’un idéalisme trompeur et décevant qui risque parfois de la faire sombrer. Quand nous constatons la réalité de la coexistence du mal et du bien dans l’Église elle-même, demandons au Seigneur la grâce de ne pas nous focaliser sur ce qui est cause de scandale, mais sur ce que nous pouvons faire nous- mêmes pour construire l’Église et devenir ainsi membres du Royaume.
Face au scandale du mal, aujourd’hui comme dans le siècle très troublé de saint Vincent Ferrier, la prédication des fins dernières a pour but principal de nous faire contempler et désirer le sort final des justes et de nous éviter de sombrer dans un désespoir mortifère : « Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Celui qui a des oreilles, qu’il entende (71) ».
Enfin, la prédication des fins dernières permet de relativiser les choses présentes tout en leur donnant corps. Dieu ne dit pas son dernier mot par nos actes. De la création au Royaume, il n’y a pas une croissance linéaire. Nos actes peuvent nous préparer à accueillir le Royaume, ils n’en conditionnent pas la venue. Nous ne construisons pas le Royaume à la force du poignet, c’est le Royaume qui vient à nous. Entre la création et le Royaume, il n’y a pas une différence de degré mais une différence de nature. Tous les efforts humains, pour grands et méritoires qu’ils soient, ne peuvent suffire à construire le Royaume : « Sur le silex, le mineur a porté la main, il a bouleversé les montagnes par la racine. Dans les rochers il a percé des galeries, et tout ce qui est précieux son œil l’a vu. Il a colmaté les suintements des fleuves et amené au jour ce qui était caché. Mais la Sagesse où la trouver ? L’intelligence où est son lieu ? L’homme n’en connaît pas la valeur. Elle ne se trouve pas sur la terre des vivants (72) ». Saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens nous rappelle que « la figure de ce monde passe (73) ». Dans son Exhortation apostolique sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel, le Pape François renvoie dos à dos « deux ennemis subtils de la sainteté », le gnosticisme et le pélagianisme (74). Pas plus que la sainteté, le Royaume n’est produit par la connaissance ni par la volonté. Il nous est donné et cela évite que ne pèse sur nous une responsabilité écrasante.
Par ailleurs, aucune construction humaine ne peut prétendre être le Royaume ni en revendiquer les prérogatives.
Dans le même temps, et par une sorte de contraste, la prédication des fins dernières donne corps aux choses présentes. Elle donne tout son poids au temps qui passe. Nous ne croyons pas à la réincarnation et le temps qui nous est donné est compté. C’est en ce monde qu’il faut nous préparer à accueillir le Royaume qui vient. C’est dans la nuit de ce monde qu’il nous faut garder nos lampes allumées (75).
La contemplation des fins dernières nous pousse à travailler, à rendre saintes les choses présentes, non seulement dans notre propre vie mais aussi dans le monde qui nous entoure ; et de cette dernière considération naît l’engagement social de l’Église. « Dans le Christianisme, il ne peut y avoir aucune place pour la religion purement privée : le Christ est le sauveur du monde et nous ne pouvons séparer notre amour pour lui de notre engagement à édifier l’Église et à étendre son Royaume. Dans la mesure où la religion devient une affaire purement privée, elle perd son âme même. (76)»
(64) 1 Co 15, 19.
(65) Ps 99, 3b.
(66) Saint Augustin, Les Confessions, Livre I chapitre 1.
(67) Mt 13, 24-30.
(68) Mt 13, 38.
(69) Lc 13, 28 ; Mt 13, 40.42.
(70) Mt 13, 47-50.
(71) Mt 13, 43.
(72) Job 28.
(73) 1 Co 7, 31.
(74) Gaudete et exultate chapitre II.
(75) Cf Mt 25, 1 – 13.
(76) Benoît XVI discours du 16 avril 2008.