Voici la lettre de l’évêque de Belley-Ars :
Chers amis,
Ce qui fait la force de l’Eglise Catholique par rapport aux institutions humaines, c’est qu’elle se tient en attitude de conversion permanente, pour être fidèle à son Seigneur1. Ainsi, par exemple, chaque année, des temps liturgiques spécifiques, l’Avent et le Carême, stimulent tous ses membres pour qu’ils renouvellent leur cœur et se rendent davantage disponibles à la grâce du Christ, que le Père ne cesse d’envoyer faire toutes choses nouvelles (Apocalypse 21, 5).
Cette année, l’ouverture d’une nouvelle année liturgique coïncide avec l’entrée en vigueur de la nouvelle traduction de la prière du Notre Père pour toute liturgie publique. Cette nouveauté introduite dans la liturgie offre une opportunité exceptionnelle de mieux nous approprier la prière des enfants de Dieu. Aussi je vous propose quelques pistes de réflexion, qui ont pour ambition de vous aider à approfondir votre façon de prier et à progresser dans votre relation à Dieu et aux autres.
La prière que le Christ nous a enseignée nous fait exprimer sept demandes essentielles pour notre vie. Vous remarquerez que les trois premières demandes nous décentrent de nous-mêmes pour nous orienter vers Dieu et son projet sur le monde. Désirer sincèrement que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne se déploie, que sa volonté soit accomplie devrait nous rendre disponibles pour coopérer à l’action de la grâce. Les quatre demandes suivantes nous font demander humblement ce qui nous est nécessaire et que Dieu veut nous donner pour parcourir le chemin et être soutenus dans notre combat contre le mal.
Notre Père
Mais, pour commencer, je vous invite à vous arrêter sur les deux premiers mots de cette prière : Notre Père. Car reconnaître et affirmer que Dieu est Père est plus que jamais nécessaire dans une société en perte de liens sociaux et qui aspire ardemment à la fraternité universelle. Comme vous le savez, la fraternité ne se décrète pas, mais elle se reçoit : sont frères et sœurs ceux qui ont une ascendance commune. Or tous les peuples de la terre reçoivent la vie d’un même Créateur, qui nous institue, par le fait même, dans la fraternité universelle. C’est lui qui nous confère une même dignité inaliénable, impliquant les mêmes droits et devoirs pour tous. Notre communauté d’origine fait de nous des frères dans la riche diversité des races, langues, peuples, générations et nations.
Les façades de nos édifices publics sont normalement ornées de la devise républicaine : Liberté – Egalité – Fraternité. Pour bien faire, il conviendrait de commencer l’énumération par la mention de la fraternité2, car il ne peut y avoir d’authentique liberté ni de véritable égalité sans le fondement de la fraternité ! Notons au passage l’ambiguïté de ce que l’on nomme les valeurs de la République, qui sont censées constituer une base commune pour vivre la cohésion sociale dans notre pays. Personne ne sait précisément ce que l’on met derrière cette expression floue, que chacun comprend comme il veut. Le philosophe Jean-Luc Marion stigmatise ce malentendu sur lequel nous ne pouvons rien construire de solide : « Toute valeur dépend d’abord d’une évaluation et ne possède aucune valeur en soi (…) Il n’y a de valeur que boursière, variable et instable, aliénée à la cote qui la fixe, au jour le jour (…) Toute valeur dépend de son évaluateur, qui l’apprécie ou la déprécie à sa guise et sans qu’elle y puisse elle-même rien (…) On comprend donc que nommer quelque chose une ‘valeur’ indique qu’on la produit, la maîtrise et la domine du simple fait qu’on en décide sans recourir à elle. Qualifier quelque chose comme une ‘valeur’ revient à la disqualifier comme telle »3. Il n’est pas davantage ajusté de parler de ‘valeurs évangéliques’, car, comme le rappelait le pape François dans son message pour la récente journée missionnaire mondiale, la mission de l’Eglise n’est pas la diffusion d’une idéologie religieuse et pas même la proposition d’une éthique sublime, mais l’annonce de la personne de Jésus Christ, qui continue à évangéliser et à agir à travers son Eglise4.
Vivre la fraternité
Vous remarquerez que lorsque nous prions selon les indications de Jésus, nous ne disons pas mon, mais notre Père. Autrement dit, simultanément nous nous reconnaissons enfants de Dieu et nous affirmons que les autres sont nos frères, ou, plus précisément, nous n’avons la possibilité de nous adresser à Dieu en le nommant Père que dans le nous de ses enfants5. Dans l’Evangile, nous constatons que seul Jésus s’adresse à Dieu en le nommant mon Père. Ce qui signifie que si nous voulons comprendre ce qu’est la paternité de Dieu, il nous faut nous tourner vers le Christ, en tant qu’il est le Fils unique du Père. Et si nous voulons vivre en enfant de Dieu et en frère universel, il nous faut être unis à lui. C’est en étant insérés dans le Christ, le Fils unique, que nous trouvons notre véritable identité. Dans le Christ, nous nous trouvons en effet reliés les uns aux autres, comme les membres d’un corps unique, animé par le même Esprit Saint (voir 1 Co 12, 12-27).
Comme l’annonce saint Paul, le Christ nous sort de l’isolement mortifère et nous fait entrer dans une fraternité ouverte à l’universel, où toutes les frontières sont désormais abolies : « Vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3, 27-28). La fraternité évangélique va donc bien au-delà de la fraternité familiale, car force est de constater que la consanguinité crée aussi des frontières : elle distingue et sépare des autres ceux qui n’appartiennent pas à la même sphère. Et nous savons par expérience combien cela peut générer des rivalités parfois très violentes entre familles, clans, tribus…
Dans une famille, ce sont les parents qui apprennent à leurs enfants à vivre la fraternité. Si les parents sont défaillants, les enfants ne savent pas vivre la fraternité entre eux et ne sont pas bien préparés à la vie en société. Analogiquement on comprend que le manque de référence à Dieu entraîne une dégradation des relations fraternelles dans le monde. Il suffît de constater combien les pouvoirs politiques qui professent et imposent un athéisme idéologique conduisent automatiquement à un abandon du respect des personnes humaines et méprisent particulièrement les plus fragiles (enfant dans le sein maternel, vieillards, malades, étrangers, personnes handicapées…). Sans fondement divin, la fraternité et la dignité humaine perdent automatiquement toute consistance et deviennent très relatives.
Nommer Dieu Père n’est certes pas aisé pour ceux qui ont fait l’expérience d’une filiation douloureuse, en raison d’un père absent ou violent, par exemple. Mais cette difficulté se dépasse parce que la paternité humaine n’est qu’un pâle reflet de la paternité divine. Pour bien saisir celle-ci, nous devons fréquenter le Fils unique, Jésus, qui nous dévoile la véritable identité du Père, bien au-delà des images déformées que nous nous forgeons spontanément. Jésus nous déclare : « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14, 9). Il dit encore : « Tout m’a été remis par mon Père. Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père ; et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler » (Luc 10, 22). Et il nous confie : « Je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15).
Ne nous laisse pas entrer en tentation
Venons-en maintenant à la nouvelle formulation de la sixième demande du Notre Père : ne nous laisse pas entrer en tentation. Ce verset, très complexe à traduire à partir de l’original grec, avait besoin d’être mieux compris. On a voulu écarter l’idée que Dieu pourrait nous éprouver en nous suggérant des actions mauvaises. La révélation biblique est très claire à ce sujet. Nous lisons en effet chez saint Jacques : « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu’. Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal et lui-même ne tente personne » (Jacques 1, 13).
La nouvelle traduction offre l’avantage de nous conduire à une attention renouvelée à un aspect de la vie chrétienne que nous tendons à oublier, le combat spirituel. Lorsque nous focalisons notre attention sur les autres, nous oublions que le principal combat à mener est interne à soi-même et d’ordre spirituel. Nous éprouvons quotidiennement l’exigence des relations humaines, car la vie fraternelle impose d’accueillir l’autre dans sa différence, de le respecter et de l’aimer comme tel : différences de sexe, d’âge, de caractère, de centres d’intérêt, etc. Ce qui est vrai à l’échelle d’une famille de sang, l’est bien sûr davantage encore à échelle d’une paroisse, d’une commune, d’une nation et du monde. Face à cette difficulté, nous avons le devoir urgent de nous convertir et non pas d’exclure ou éliminer les autres.
Nous constatons combien notre monde a besoin d’amour ! C’est pourquoi le pape François fait de la Miséricorde divine le cœur de son enseignement : il annonce par ses paroles et par ses gestes hautement symboliques que l’amour du Christ est vivant. C’est également la raison pour laquelle le premier synode de son pontificat a été centré sur la famille : c’est dans le couple et dans la famille que l’on apprend la relation à l’autre ; que l’on apprend à s’investir pour servir la communion de façon très concrète. C’est encore là qu’on apprend à dépasser les conflits, à respecter les diversités, à travailler dans la patience.
Alors, comme Jésus lui-même nous y engage (6), demandons avec insistance à Notre Père du ciel qu’il nous envoie l’Esprit Saint, l’Esprit de communion, qui nous unit au Fils et au Père, en même temps qu’entre nous !
+ Pascal Roland
1 « L’Eglise ne peut changer la face du monde qu’en restant elle-même. Mais elle ne peut rester elle-même qu’en se changeant (se laissant changer) de génération en génération à la mesure de l’appel qu’elle ne cesse de recevoir » Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Editions Grasset, p 31.
2 Les origines et la naissance de cette devise ne sont pas très claires. Mais selon un bon nombre d’historiens la mention de la fraternité serait un apport tardif par rapport aux deux premiers éléments. En tous cas, il est à noter que la liberté et l’égalité relèvent du registre juridique, tandis que la fraternité relève du domaine moral, voire religieux. Les premiers termes sont davantage centrés sur les droits individuels, tandis que la fraternité exprime plutôt un devoir et est tournée vers la dimension communautaire.
3 Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Editions Grasset, p 86-87.
4 Pape François, Message daté du 4 juin 2017 pour la 91e journée missionnaire mondiale (22 octobre 2017).
5 « Dieu n’est un Père pour nous que pour autant que nous faisons partie de la communauté de ses enfants Il est Père pour ‘moi’ uniquement parce que je suis dans le ‘nous’ de ses enfants. Le ‘Notre Père ‘ chrétien n’est pas l’appel d’une âme qui ne connaît rien que Dieu et soi-même, mais il est lié à la communauté des frères avec lesquels nous formons ensemble le Christ unique, en qui et par qui seulement nous avons le pouvoir et le droit de dire ‘Père’, parce qu’en lui et par lui seulement, nous sommes ‘enfants’ » Joseph Ratzinger, Frères dans le Christ, éditions du Cerf, p 66.
6 « Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent » (Luc 11, 13)