On a entendu bien des choses sur le Silence, mais celui du Cardinal Sarah n’est pas le même que celui de Martin Scorsese. L’un écoute et nourrit, l’autre se tait et ravage. De toutes les critiques du Film de Martin Scorsese, la méditation de l’abbé de Tanoüarn nous a semblé la plus sobre et la plus spirituelle.
Le dernier film de Martin Scorsese impose silence à la critique dès son titre. C’est pourquoi d’ailleurs ceci n’est pas une critique, mais une méditation sur ce film, sur la foi donc, et sur la trahison, telles qu’elles apparaissent à ce grand artiste, en quête de vérité.
Cette oeuvre grandiose que le cinéaste aurait médité pendant vingt ans, est évidemment scandaleuse, elle est un objet de scandale pour qui la prend dans la figure : 2 H 40 sur une histoire de martyrs qui s’offrent ou se dérobent au sabre de l’Inquisiteur, ce n’est pas folichon comme intrigue ; 2 H 40 d’un terrible pilpoul dont l’enjeu est la vie ou la mort, la mort du martyre qui donne la vie ou la vie du pékin moyen qui se termine toujours par la mort : le film se termine d’ailleurs… dans un cercueil ! 2 H 40 d’images sur le Japon du XVIIème siècle, où les visages sont « impénétrables » et les tempéraments de feu, où les chrétiens japonais sont persécutés et menacés à tout moment de supplices qu’en français courant nous qualifions de chinois, mais où les communautés créées par saint François Xavier au Pays du Soleil levant n’ont pas vu de prêtres depuis des décennies.
Toute la première partie du film s’engage sur le quiproquo que crée cette situation : deux jésuites portugais, le Père Garupe et le Père Rodrigues, débarquent clandestinement dans l’Archipel pour avoir des nouvelles de leur ancien Père maître le Père Ferreira, un personnage qu’ils admirent et dont ils ont fait leur idéal religieux. On pourrait presque dire qu’ils le vénèrent comme un saint. Mais très vite, leur mission prend une autre dimension : les deux hommes sont littéralement happés par les communautés chrétiennes clandestines qui vivent dans des villages au bord de l’eau. Leur foi d’écolier enthousiaste va mûrir, plus vite d’ailleurs chez l’un que chez l’autre, au contact des héros que sont les chrétiens japonais sans nom et leurs porte parole, Ichizo et Mokichi.
La première partie du film est un hommage à cette foi des laïcs japonais, naguère évangélisés par saint François-Xavier, et qui sont restés des années sans prêtres, dans une ferveur que la perspective du martyre venait encore stimuler. Certains trouveront sans doute que la seule promesse du paradis (« paradison », « paradise » reprend le Père Rodrigues en anglais) n’est pas suffisante pour justifier leur résistance au grand inquisiteur et leur mort. Mais n’est-ce pas l’élan du martyr, cette volonté d’une vie heureuse que le fidèle n’a pas découverte sur la terre ? Je ne suis pas sûr qu’il faille se choquer de cette attitude simple, fruste sans doute mais profondément vraie, qui correspond trop à l’instabilité de la condition humaine pour être écartée d’un revers de main… L’un des deux prêtres, le Père Garupe, cherchant de façon désespérée à venir en aide aux martyrs et devenu martyr lui-même, entendra cette leçon du peuple japonais chrétien, cette leçon qui par sa simplicité dépasse bien sûr les études compliquées des deux jeunes prêtres, mais qui aurait dû les confirmer tous deux dans leur foi. Il y a dans ce film, curieusement, une réflexion sur la religion populaire et sur le décalage des clercs par rapport à la piété des laïcs, décalage que certains parviennent à surmonter (le Père Garupe) d’autres non (le Père Rodrigues). Que se passe-t-il lorsque la religion savante l’emporte sur cet instinct de la foi et le fait oublier ? La foi disparaît, c’est sans doute l’un des aspects de la crise actuelle de l’Eglise, issue non seulement du concile Vatican II mais d’une tentation d’intellectualisme née dès les années 30 dans l’Eglise et qui, comme l’expliquait le Père Serge Bonnet dans les années 70, a fini par détruire l’authenticité (évidemment sacrificielle) de la religion populaire.