Dimanche 5 février, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, a évoqué les 17 martyrs du Laos béatifiés à Vientiane en décembre :
Frères et Sœurs,
Vous qui êtes présents ici ce soir, dans cette cathédrale, vous qui vous unissez à notre prière grâce à KTO TV ou à Radio Notre Dame, et vous tous, frères invisibles des lointains du monde, qui êtes en communion avec nous par la puissance de la vie sacramentelle de l’Église, accueillez cette parole du Christ adressée à ses disciples : « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5,14).
Au début du ministère public de Jésus, dans le sermon sur la montagne rapporté par saint Matthieu, ces paroles s’adressent à une poignée de disciples. Nous ne pouvons qu’être frappés de la disproportion entre la troupe à laquelle il s’adresse et les horizons vers lesquels il les envoie. À cette poignée d’hommes, dans ce coin perdu du bassin méditerranéen, il donne en dépôt la lumière pour le monde entier, pour toutes les nations, pour les hommes de tous les temps. Nous mesurons bien ce qu’il peut rester de mystérieux pour les hommes qui reçoivent cette mission et qui n’imaginent même pas vers quel espace cette mission les entraîne. Depuis, l’Évangile a fait du chemin. Nous ne sommes plus seulement une poignée, nous vivons sur les cinq continents du monde, mais la disproportion n’a pas disparu.
Paul en se présentant aux Corinthiens n’est pas venu pour annoncer le prestige du langage ou de la sagesse – encore qu’il était capable et d’être orateur et d’être sage — il n’a voulu connaître « que Jésus-Christ, ce Messie crucifié ». Lui qui pouvait être si fort dans l’épreuve, il s’est présenté à eux dans la faiblesse, craintif et tout tremblant, car comme il le dira par ailleurs, c’est quand je suis faible que je suis fort, pour que nul ne croit que le rayonnement de l’évangile repose sur la puissance humaine mais qu’il vient tout entier de la puissance de Dieu.
Les dix-sept bienheureux dont nous faisons mémoire n’étaient qu’une poignée d’hommes sans puissance. Peut-on même dire que le message qu’ils portaient pouvait être regardé avec suspicion ou commisération, dans une culture qui s’enorgueillit d’une sagesse millénaire ? Peut-on même dire qu’ils étaient regardés avec mépris quand ils portaient comme signe de leur foi un messie crucifié ? Comment imaginer qu’ils pouvaient annoncer le salut de l’humanité avec l’image d’un Dieu vaincu ? Comment imaginer que cette poignée d’hommes pouvait rivaliser avec l’idéologie dominante dans laquelle ils étaient plongés et qui montrait sa puissance à travers le monde ? Ces hommes venus de quelques provinces françaises, ces catéchistes nés au Laos, ce prêtre laotien, n’étaient qu’un petit troupeau au milieu d’une guerre, non seulement militaire mais aussi idéologique. Leur martyre a pu paraître à certains signer la fin de leurs espérances, l’échec du christianisme aux portes de l’Asie. Ce n’est pas ainsi que nous le vivons et que nous le comprenons. Leur martyre, c’est ce qu’ils ont fait de bien, c’est le don qu’ils ont fait de leur vie, par fidélité à Dieu qui les avait choisis, par amour pour le peuple auquel ils appartenaient ou auquel ils étaient envoyés.
Sur le Golgotha, le soldat au pied de la croix, voyant mourir Jésus dit : « vraiment celui-là était le Fils de Dieu. » Tout au long de l’histoire de l’Église, des hommes et des femmes ont donné leur vie pour ne pas renier le Christ. Tout au long de l’histoire de l’Église, des hommes et des femmes ont changé de vie en voyant cette puissance de l’amour transcender la faiblesse humaine. Aujourd’hui, nous, chrétiens du vingt et unième siècle, à qui on annonce toujours de nouvelles ères, la postmodernité, la « post-vérité », peut-être un jour quelqu’un nous annoncera-t-il la « post-vie »… Comment vivons-nous cette ambiance où l’on essaye de nous entraîner à imaginer que le salut viendra pour nous si nous renonçons à nos croyances ? Comment pouvons-nous imaginer que nous sommes une lumière pour le monde si nous ne laissons pas la parole de Dieu transformer nos existences et nous mettre au service de la justice, comme nous y invitait le prophète Isaïe ? « Si tu fais disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante, si tu donnes à celui qui a faim ce que toi, tu désires, et si tu combles le désir des malheureux, alors ta lumière se lèvera dans les ténèbres » (Is, 58, 6-8).
L’humanité n’a pas besoin d’une nouvelle sagesse, d’un nouveau discours de salut, elle a besoin des signes visibles vécus de la sagesse du Christ et du salut de Dieu. Ces gestes, ce sont les bonnes œuvres que nous pouvons faire quand nous nous mettons au service de la justice et de l’amour. Alors, nous devenons vraiment témoins du Christ. Quelle que soit notre faiblesse, la puissance de l’Esprit soulève nos cœurs et nous donne la force de vivre comme le sel de la terre et comme la lumière du monde.
Amen.