Le 7 janvier 2016, Mgr Thierry Scherrer, évêque de Laval, a présenté ses vœux :
Chers amis,
C’est toujours un grand moment que cet échange des vœux, et je vous remercie d’être nombreux à ce rendez-vous traditionnel. Je remercie Xavier Pujos d’avoir bien voulu ouvrir la séance en nous partageant quelques-uns des objectifs poursuivis par la Commission de discernement et d’accompagnement des laïcs missionnés à laquelle il appartient, pour aider notre Église diocésaine à mieux définir sa mission pastorale et se donner les moyens de l’exercer pour le service de tous. Si l’année qui s’achève a vu scintiller quelques rais de lumière, il faut bien reconnaître que l’actualité qu’elle a charriée au quotidien a été dans l’ensemble assez sombre. Le mot qui me vient à l’esprit, c’est le mot « fragmentation ». En cette année 2016, la guerre (spécialement en Syrie), le terrorisme de Daech, la criminalité diffuse, la tragédie des migrants ont plongé des populations entières dans le drame et la souffrance. Des lignes de fracture se font jour un peu partout si bien qu’on a l’impression que le socle sur lequel s’édifient nos sociétés se fissure. Du coup, les équilibres humains déjà extrêmement précaires s’en trouvent fragilisés davantage encore. Au cœur même de nos communautés et de nos institutions, le climat est tendu, les nerfs sont à vif. On sent qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que tout s’enflamme et explose. Et puis la crise économique, que l’on dit derrière nous, laisse toujours autant de familles sur le carreau. Les injustices ont accru les clivages entre les citoyens. Je pense aux agriculteurs qui ont connu en 2016 une année noire. C’est dans ce monde-là, un monde « en morceaux », comme le dit le pape François, que Jésus vient naître aujourd’hui encore. L’amour et la paix qu’il apporte (apporte)… avec lui sont les antidotes les plus puissants à la haine destructrice qui déchire l’humanité. C’est un amour qui retisse les liens humains, qui restaure la communion, qui opère des réconciliations. Et cela nous dit la place que nous avons à prendre comme chrétiens pour humaniser ce monde, pour le rendre plus beau, plus juste, plus fraternel.
Parce qu’on ne peut pas tout relater d’une année écoulée, j’évoquerai devant vous trois choses : un visage, une vertu, un style de vie.
1. Cultiver la non-violence
Ce que je retiendrai tout d’abord, c’est un visage, un visage empreint de gravité et d’espérance tout à la fois. Ce visage, c’est celui du Père Jacques Hamel sauvagement assassiné tandis qu’il célébrait la messe avec quelques fidèles en l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray. À ce visage, nous associons les hommes, les femmes, les enfants qui ont été par milliers les victimes innocentes de cette cruauté sanguinaire, tout dernièrement encore ceux de l’attentat de Berlin et d’Istanbul.
Jacques Hamel, c’est pour nous d’abord un homme, un homme foncièrement bon et qui était unanimement apprécié pour sa disponibilité, son attention aux autres, son sens du service. Mais c’est aussi un prêtre qui vivait à fond son ministère sacerdotal. Certains de ses confrères aimaient plaisanter : « Jacques, tu en fais un peu trop, il serait temps de prendre ta retraite ». Ce à quoi il répondait en riant : « Tu as déjà vu un curé à la retraite ? Je travaillerai jusqu’à mon dernier souffle ». Ce mardi 26 juillet, à la messe, on venait de lire dans l’église ce passage du livre de Jérémie : « Que mes yeux ruissellent de larmes nuit et jour, sans s’arrêter ! Elle est blessée d’une grande blessure, la Vierge, la fille de mon peuple, meurtrie d’une plaie profonde. Si je sors dans la campagne, voici les victimes de l’épée. Si j’entre dans la ville, voici les souffrants de la faim. Même le prophète, même le prêtre parcourent le pays sans comprendre. » Et l’évangile proclamé aussitôt après par le Père Hamel s’achevait par ces mots : « Et les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père ».
Au moment même où des jeunes catholiques du monde entier convergeaient par milliers jusqu’à Cracovie pour chanter leur joie d’être chrétiens, ce drame a replacé chacune et chacun face au mystère de la Croix du Seigneur. Il est d’ailleurs significatif que le temps que les jeunes ont le plus apprécié aux JMJ, c’est celui du chemin de Croix qui a été vécu dans un climat d’émotion intense, de recueillement impressionnant. Au cœur de cet événement tragique, je crois pouvoir dire que la parole de notre Église, tout autant que les réactions maîtrisées des chrétiens en général, ont eu un fort impact dans l’opinion internationale. Pas de discours qui condamnent, pas d’appel à une nouvelle croisade ni, encore moins, d’incitation aux représailles. C’est au contraire le langage de l’amour et du pardon qui ont prévalu. Les premiers à s’en étonner ont été les musulmans eux-mêmes. Ainsi, des Algériens qui vivent chez nous ont dit : « Que se passe-t-il ? Il n’y a pas de haine chez vous ». Il se trouve justement que, dans son message pour la Journée mondiale de la Paix, le 1er janvier, le pape François a appelé les chrétiens à cultiver la « non-violence », unique voie pour l’édification d’une paix solide et durable. La non-violence se cultive en premier lieu au sein de nos familles et, à partir d’elles, se propage dans le monde et rayonne dans la société tout entière.
2. Une vertu à exercer, la fraternité
La non-violence est la fille d’une vertu qui s’appelle la fraternité. Vous allez dire que je radote parce que vous m’avez déjà entendu insister à bien des reprises sur l’importance de promouvoir cette vertu qui a son fondement dans le Christ et son évangile. J’y reviens pour deux raisons essentielles : d’une part, parce que pour des chrétiens, il n’y a pas d’autre chemin de vie que la fraternité et le partage évangélique. Et parce que, d’autre part, nous avons fait de la fraternité un chantier pour les années qui viennent dans notre diocèse. Il me paraît donc important d’y revenir. Nous savons en effet que la fraternité n’est pas spontanée. Elle ne se réduit pas à des vœux pieux ou des bons sentiments. Elle est à construire patiemment et résolument chaque jour. « Que serait un futur sans justice, sans fraternité, s’interroge le philosophe Edgar Morin, sur un ton résolument incisif ? Ce serait un futur sans joie, un futur de haine et de sang… Nous n’avons donc pas le choix, il nous faut travailler pour construire un futur plus juste et plus fraternel. Si nous perdons la foi en un tel futur, alors « le présent se réduira à l’angoisse, le passé deviendra un refuge fanatique et clos, et nous serons foutus ! »
Cela paraît évident à dire, mais il n’y a pas de fraternité sans amour. Dans un monde qui meurt de solitude, les gens ont besoin de sentir qu’on les aime, qu’on a pour eux de l’attention et de la bienveillance. Nous devons pour cela être des chrétiens de contact, c’est-à-dire des hommes et des femmes de relation, de dialogue, des gens qui travaillent à promouvoir ce que notre pape François appelle la « culture de la rencontre ». Notre mission, j’oserais dire, n’est pas plus compliquée que cela. Aussi, je nous invite, dans le prolongement de l’Année de la miséricorde, à nous tourner davantage vers les autres, à commencer par les plus pauvres et les plus fragiles, pour leur manifester la tendresse de Dieu, pour leur dire à quel point ils sont aimés de lui.
La fraternité est indissociable de la foi. Car fraterniser avec l’autre différent suppose d’avoir une conscience claire de son identité et du contenu de sa propre foi. Sinon le risque est grand de dialoguer dans l’ambiguïté. Il faut que, nous chrétiens, nous sachions témoigner paisiblement des convictions qui nous habitent. Cela requiert que nous prenions le temps de revisiter à intervalles réguliers les sources et les fondements de notre propre foi. Si notre foi de chrétiens est hésitante, si elle n’est pas suffisamment réfléchie et argumentée, notre témoignage ne sera guère crédible. Et pourtant ce témoignage est plus que jamais attendu aujourd’hui. Et puis le chemin de la fraternité passe aussi par la connaissance de l’autre et de sa foi. Fraterniser appelle une capacité de « pentecôte » afin de parler la langue de l’autre, de se faire son prochain au sens évangélique du terme.
La fraternité est indestructible, enfin, quand elle est fondée sur l’espérance. Car rien alors ne peut la faire vaciller, ni la violence qui cherche à la détruire, ni les nombreuses incertitudes du lendemain. Il me semble que c’est le grand défi pour nous aujourd’hui. Le Seigneur nous appelle à être des hommes et des femmes d’espérance. Cette espérance n’est pas un optimisme facile qui ferme les yeux sur la réalité, elle est une ancre jetée en Dieu qui nous maintient dans la confiance et nous donne de ne pas être paralysé par la peur ou le découragement. Parce qu’elle est un don de l’Esprit Saint, l’espérance chrétienne est créatrice. Elle ouvre sans cesse devant nous des chemins nouveaux.
3. Adopter un style de vie : la sobriété
Puisque nous venons de célébrer Noël, je voudrais que, devant le dénuement extrême de cet enfant pauvre et pourtant si riche de ce qu’il veut nous donner, nous fassions le choix d’une existence simplifiée, une existence plus sobre affranchie de toute légèreté excessive, de toute mondanité tapageuse. C’est le défi que le pape François nous appelle à relever dans son encyclique Laudato si. « Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous ». Tous les jours, l’actualité nous alerte sur les signes inquiétants d’une planète qui se détériore : la banquise se réduit comme une peau de chagrin sous l’effet du réchauffement climatique, les ressources du sol font l’objet d’un pillage incessant par ceux qui ne pensent qu’à en tirer profit, dans les villes, des êtres humains par millions suffoquent sous un air irrespirable. Comment nous, chrétiens, allons être les stimulateurs, les aiguillons de cette conversion écologique attendue ? Nous ne pourrons donner cet élan que par un changement de style de vie : un changement qui nous fasse sortir du consumérisme ambiant et nous rende attentifs à l’impact de chacune de nos actions sur les autres et sur l’environnement ; un changement qui soit vécu comme une expérience libératrice, celle de pouvoir découvrir ce qui donne vraiment de la valeur à la vie. Oui, Noël peut ouvrir devant nous le chemin d’une sobriété vraiment heureuse. Et puis Noël peut aussi réveiller en nous la grâce de l’émerveillement à l’image des bergers qui viennent contempler l’Enfant de la crèche et repartent en louant et en glorifiant le Seigneur. Il me semble que nous ne pourrons jamais contribuer à la sauvegarde de la création si nous laissons s’éteindre en nous cette aptitude à contempler et à nous émerveiller. Laudato si nous invite justement à renouveler sans cesse un regard d’émerveillement sur le cosmos, sur le cosmos habité par les êtres humains que nous sommes, si nombreux soient-ils. « Le monde est plus qu’un problème à résoudre, nous dit le pape François, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange. ». Et au n. 84 : « Tout l’univers matériel est un langage de l’amour de Dieu, de sa tendresse démesurée envers nous. Le sol, l’eau, les montagnes, tout est caresse de Dieu ». Porter attention à la beauté et l’aimer nous aide, je crois, à sortir du pragmatisme et de l’utilitarisme. En ce sens, un chrétien ne saurait vivre toutes ces questions de développement et d’écologie stimulé par la peur, la peur de manquer, la peur de voir tout se détruire. Ne donnons pas le sentiment d’être seulement accablés par les problèmes, mais sachons véritablement nous réjouir…
Élections présidentielles et législatives : des valeurs à défendre
Je ne peux pas conclure sans évoquer la double échéance des élections présidentielles et législatives qui auront lieu au printemps prochain dans notre pays. Les enjeux de ces deux événements sont d’autant plus importants qu’ils s’inscrivent dans le contexte d’une crise sociale et économique durable et profonde dont les causes en réalité, nous le percevons bien, sont d’ordre anthropologique et éthique. Je vous renvoie à ce sujet au texte des évêques de France qui réintroduisent la question du sens dans une société qui doute d’elle-même et cherche des repères. Tout en se gardant, bien sûr, de donner des consignes de vote, les évêques nous rappellent que le choix de nouveaux parlementaires et d’un futur président ne saurait se faire sans la prise en compte de critères aussi décisifs que le soutien inconditionnel de la famille, la défense des plus vulnérables, à commencer par l’enfant à naître, une régulation des flux migratoires qui se fasse dans le respect de la dignité de la personne, une application ouverte et apaisée du principe constitutionnel de la laïcité qui, loin de stigmatiser les religions, garantisse le libre exercice de leurs cultes et leur réserve un espace d’expression publique au cœur de nos villes et de nos villages. C’est ce qui fonde l’importance de cet acte citoyen que constituent les élections, un acte auquel aucun catholique digne de ce nom ne saurait se dérober pour quelque raison que ce soit.
Je laisse le mot de la fin au professeur Jean-Luc Marion, de l’Académie Française. Il nous interroge, nous les chrétiens du XXIe siècle : « Sommes-nous en charge du salut de l’Église, de sa croissance, de sa puissance, de son efficacité, de son amélioration ? Le Christ ne s’en charge-t-il pas ? Certes, il s’en charge en nous demandant, à chacun d’entre nous, de nous réformer, c’est-à-dire de nous convertir à la vie de l’Esprit. Certes, il a promis à son Église que les portes de l’Enfer ne prévaudraient pas contre elle. Mais il ne l’a jamais assurée de devenir majoritaire ou dominante dans le monde : il lui a seulement demandé de passer par la même Croix, où il a conquis la résurrection. L’Église ne devrait même pas constituer notre premier souci, du moins l’Église comme une société humaine parmi d’autres dans le monde. (…) Notre premier souci, ce n’est pas elle, mais ce qu’elle rend possible et ce dont elle provient : la vie selon l’Esprit ».
C’est le vœu que je forme au seuil de cette année nouvelle. Que solidaires de ce monde en quête d’espérance et de sens, nous soyons véritablement des chrétiens « inspirés », c’est-à-dire porteurs de cette vie de l’Esprit que nous avons reçu le jour de notre baptême et de notre confirmation, une vie qui témoigne de la joie d’être sauvés du péché et de la mort, une vie qui triomphe de tous les obstacles et de tous les égoïsmes, une vie qui rayonne à l’extérieur par mille gestes de fraternité et d’amour. Tous ensemble, prêtres, diacres, religieux et religieuses, consacrés, laïcs missionnaires et laïcs missionnés, faisons le pari de la confiance ! Au cœur de cette Église diocésaine que nous aimons tant, soyons les gardiens de la joie de l’Évangile qui nous a été confiée comme un trésor. Ne nous laissons pas gagner par cette tristesse douceâtre, sans espérance, qui voudrait s’emparer de nos cœurs (Cf. Evangelii gaudium, n. 83). À chacune et chacun, je redis mon estime profonde et mon attachement affectueux dans le Seigneur et vous souhaite une année nouvelle riche des promesses de Dieu et pleine d’une heureuse fécondité missionnaire et pastorale.