Samedi 29 octobre, Mgr Jean-Michel di Falco Léandri se rendait à Rosans pour les vingt-cinq ans de profession monastique de Mère Marie-Reine. Mère Françoise Mathieu, mère abbesse, déclare :
La fête du jubilé de Mère Marie Reine fut un temps de grâces qui a comblé tout le monde. La présence de Mgr Jean-Michel di Falco Léandri (assisté du père Francis Braem et du père Mickaël Fontaine) qui a présidé la messe et la cérémonie en s’adressant paternellement à la jubilaire au cours de l’homélie, la présence de Mère Prieure et de quelques sœurs de Jouques, la famille de Mère Marie Reine venue nombreuse ainsi que beaucoup de voisins et proches de la communauté, souvent accueillis à l’abbaye par Mère Marie Reine, l’une des hôtelière de la communauté, ont fait de cette célébration un beau moment aussi de famille.
Voici l’homélie de l’évêque de Gap :
Mes sœurs,
et surtout vous, Mère Marie-Reine.
Les lectures que nous venons d’entendre n’ont pas été choisies en fonction de vous et de ce que nous célébrons avec vous. Ce sont les lectures du jour. Cependant, j’ai pensé qu’elles devaient parler à votre cœur ! Car le nom que vous portez fait écho à ces lectures.
Marie-Reine.
L’évangile nous parle de noces où le convive qui s’est mis à la dernière place est invité à monter plus haut. La Vierge Marie s’est considérée comme l’humble servante du Seigneur. Et Dieu l’a exaltée. Il l’a faite monter plus haut. Et il l’a couronnée Reine de l’univers !
Dans sa lettre aux Philippiens, en même temps qu’il fait part de son désir de rejoindre le Christ, saint Paul manifeste son acquiescement à rester en ce monde. La Vierge Marie n’a pas refusé, elle non plus, de rester auprès de l’Église naissante, de l’accompagner de sa présence maternelle et de ses prières. Elle n’a pas refusé le travail. « Non recuso laborem » comme dira aussi plus tard saint Martin. Elle n’a pas refusé de rester parmi les premiers disciples alors que, comme toute mère qui a vu son fils partir avant elle, elle devait certainement désirer le rejoindre de manière définitive et pour toujours dans la vraie patrie. Pour elle, bien plus encore que pour saint Paul, mourir ne pouvait être qu’un « avantage », puisque son corps était appelé à ne pas connaître la corruption du tombeau.
Alors oui, Mère Marie-Reine, le nom que vous portez trouve un écho dans ces lectures.
Vous êtes ici, à Rosans, avec vingt-cinq ans de profession monastique à votre actif. Et du travail on vous en donne. Et vous ne le refusez pas. La ferme entre autres vous occupe bien, je pense. Vous vous occupez aussi de l’hôtellerie. Avec une petite pointe d’humour que vous me pardonnerez, j’espère, je n’ose vous demander qui vous exprime le plus de gratitude et de reconnaissance : les animaux ou les hôtes que vous accueillez ?
Être avec le Christ vous le souhaitez de tout votre cœur, sinon que feriez-vous ici ? Et vous faire monter plus haut, le Seigneur en a bien l’intention. Il souhaite tous nous faire monter plus haut.
Ces lectures nous rappellent ce à quoi nous sommes appelés, la place qui nous attend, la place que le Christ nous prépare. Elles nous disent aussi la juste place que nous devons occuper dans la vie sur terre.
D’un côté l’évangile nous invite à prendre la dernière place. De l’autre saint Paul nous invite à ne rougir de rien. D’un côté marcher la tête baissée, de l’autre marcher la tête haute. Les deux attitudes sont-elles compatibles ? Je le pense, si on ne confond pas humilité et mésestime de soi, orgueil et estime de soi.
Si saint Paul dit qu’il n’aura à rougir de rien, ce n’est pas par orgueil, c’est en raison de la juste estime qu’il a de lui-même et de ce qu’il a accompli. Si Jésus nous invite à nous mettre à la dernière place, cela ne veut pas dire pour autant qu’il nous invite à nous dévaloriser sans cesse.
L’humilité est l’opposé de l’orgueil, c’est vrai. Mais l’humilité n’est pas synonyme de mésestime de soi. L’estime de soi est bonne et nécessaire. Le besoin de s’abaisser inconsidérément est une maladie de l’estime de soi.
S’estimer, c’est s’aimer. Et je ne peux pas aimer les autres si je ne m’aime pas moi-même. Je ne peux pas estimer les autres si je n’ai pas un minimum d’estime de moi-même.
« Tu aimeras Dieu plus que tout et ton prochain comme toi-même. »
Comme toi-même ! C’est l’amour que nous avons pour nous-mêmes que Dieu nous donne comme mesure pour l’amour des autres.
Il devrait être facile, pour une moniale, d’occuper la place qui est la sienne dans la communauté pour les actes de la vie quotidienne. Cette place est souvent déterminée par l’ordre d’ancienneté. À cette règle personne ne peut déroger, si bien que nulle concurrence ne devrait exister en ce domaine. Mais il est bien plus difficile d’être à sa juste place dans la vie. Seule la qualité des relations que nous entretenons avec Dieu, avec les autres et avec nous-mêmes pourraient nous permettre de connaître notre vraie place, de l’accepter et de l’occuper pleinement. Or voici que le péché vient perturber notre relation avec Dieu, avec les autres, avec nous-mêmes. Il s’ensuit que nous avons du mal à être et à rester à notre place. L’orgueil peut nous conduire à nous placer trop haut. La déconsidération de nous-mêmes nous fait nous placer trop bas.
La moniale qui se survalorise peut, par exemple, penser qu’elle a choisi la meilleure part. Elle vit éloignée du commun des mortels indignes d’elles pour vivre avec Jésus seul digne d’elle. Elle peut se croire indispensable à la survie de son abbaye. Elle peut se voir investie de la mission de réformer son abbaye, ses sœurs, son ordre, mais surtout pas de la mission de se réformer elle-même.
Souvenez-vous de cette phrase de Mère Teresa à qui on posait la question suivante : « Que faut-il réformer dans l’Église ? Réponse de Mère Teresa à son interlocuteur : « Vous et moi ! »
Il y a, à l’inverse, la moniale qui se dévalorise en tout et cherche la dernière place. C’est maladif chez elle. Elle se considère comme nulle, comme moins que rien. Elle culpabilise sans savoir vraiment pourquoi. Elle recherche même peut-être les humiliations. Mais elle peut aussi réagir vivement à la moindre contrariété, montrant par là qu’elle n’est pas ancrée dans une vraie humilité.
L’orgueil comme la mésestime de soi sont les deux faces d’une même faiblesse.
L’orgueilleux refuse de reconnaître Dieu comme la source de tout ce qu’il est. Il prend la place de Dieu. Il ne veut dépendre de personne.
Celui qui se mésestime, lui aussi en un sens, ne veut dépendre de personne. Il en oublie Dieu qui l’établit dans l’être qu’il est et qui l’aime. Il doute de Dieu, il doute que Dieu soit capable de lui donner tout ce dont il aurait besoin, et en premier lieu de l’amour.
Certains croient que l’estime de soi vient du fait de réaliser de grandes choses dans la vie. Cette estime de soi est en réalité très fragile. Elle est trop liée à des réalisations extérieures et à ce que les autres en disent. Il suffit de faillir ou d’être critiqué, et on se retrouve d’un coup au trente-sixième dessous. La vraie estime de soi ne dépend pas d’œuvres extérieures qu’on aurait réalisées, aussi belles soient-elles. Elle est tout intérieure. Elle vient du fait de se savoir et de se sentir aimé tel que l’on est.
Nous avons tous un besoin légitime d’être reconnus par nos frères et sœurs pour ce que l’on est et rassurés sur notre valeur. Normalement cela se réalise dans l’enfance, grâce à l’amour reçu des parents. Cet amour qui rend fort, qui met debout lorsque l’on tombe. Quand cet amour a été absent, peut-être que la vie communautaire peut combler ce manque.
Assez paradoxalement, c’est le fait de reconnaître que nous devons tout à Dieu qui nous établit dans une juste estime de nous-mêmes. Nous sommes assurés alors que nous sommes aimés. L’assurance que nous sommes aimés peut nous faire endurer bien des tourments, bien des calomnies, bien des épreuves. Nous sommes capables d’accepter l’humiliation alors, avec dignité. Si nous marchons la tête haute, c’est sans orgueil. Et si nous marchons la tête baissée, c’est sans fausse humilité.
Habité par une juste estime de soi, celui qui est invité par le Seigneur a monté plus haut reste humble. Il ne nie pas les richesses qui sont en lui, mais dans le même temps il est habité d’un profond sentiment de gratitude à l’égard de Dieu.
Vous connaissez, mes sœurs, ce que dit la préface des saints à la messe : à savoir que lorsque Dieu couronne nos mérites, il couronne ses propres dons. Mais pensons de temps en temps à l’inverse qui est tout aussi vrai : à savoir que lorsque nous nous dévalorisons, nous méconnaissons les dons de Dieu.
Alors continuons d’avancer dans la vie à notre juste place : heureux des richesses qui sont les nôtres, heureux de les recevoir de Dieu qui nous donne de les faire nôtres.
Bon courage à vous, chère Mère Marie-Reine, sur ce chemin. Que votre sainte patronne, qui a été couronnée reine, soit votre guide. « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. »