« Il (le roi de Juda) mourra à Babylone sans l’avoir vue. Tout son entourage, sa garde et tous ses escadrons, je les disperserai à tous vents et je tirerai l’épée derrière eux. Alors ils connaîtront que je suis le Seigneur, quand je les aurai dispersés parmi les nations et que je les aurai disséminés parmi les pays. » Ez 12, 14-16
Il peut nous paraître surprenant que Dieu châtie ainsi son peuple, le poursuive même de sa vindicte au point de vouloir le disséminer et presque l’anéantir. Quelques lignes plus loin, le même Ezéchiel nous rapporte en effet que le Seigneur ne laisse qu’un petit reste, comme témoin de ce qui s’est passé. Il ne nous est pas dit, un petit reste de justes ! Non, il s’agit d’un reste pour témoigner tout à la fois de la Gloire de Dieu et de ce qui a conduit les hommes à leur perte, ou plus exactement à la perte du royaume céleste. Car que se passe-t-il sinon une déchéance, un nouvel exode, mais mortel celui-ci, du peuple élu ? Le roi déchu quitte Jérusalem assiégée. Il quitte la capitale de la terre promise. Il la fuit de nuit, le visage couvert au point qu’il ne voit même pas le pays où il arrive et qui va lui servir de tombeau, la terre des Chaldéens, dont la capitale n’est autre que Babylone. Babylone, ancienne Babel, est le royaume des hommes, par opposition à Jérusalem, cité céleste. Capitale symbole du monde humain où règne en maître l’orgueil. Telle est l’opposition symbolique que le prophète est invité, par Dieu même, à rappeler aux hommes, à ce petit reste de témoins. Le roi et les siens chutent du haut de la ville céleste, pour s’écraser dans la cité des hommes. Et comment cette chute est-elle possible ? Comment le roi passe-t-il, si vertigineusement, du Royaume divin à celui des hommes ? Comment perd-il la terre promise ? Tout est dit par l’acte prophétique. Il part de nuit, les yeux aveuglés par un voile, une capuche, un pan de son manteau de déporté. C’est un exilé qui fuit de nuit. Mais il ne fuit pas vers la nuit ou dans la nuit. Il part de nuit. Ce qui signifie qu’il est plongé dans le noir au moment où il décide de partir et que dans cette obscurité qui l’assaille et le masque à la fois, il s’enfonce, encore davantage dans les ténèbres en se voilant le visage. Et ainsi où tombe-t-il ? Au pays de l’orgueil qui est aussi la capitale du royaume des Hommes.
L’orgueil est un guide aveugle qui nous fait avancer dans la nuit et nous coupe de la lumière divine. Ce faisant, nous perdons et le chemin et la destination. En quittant ainsi Dieu pour lui-même, se préférant à Dieu, l’homme déchoit du trône où pourtant Dieu l’avait installé en son royaume. Que nous sommes loin de l’entrée triomphale du peuple élu ou de David à Jérusalem ! Une sombre fuite par un trou creusé dans la muraille. Et dès lors, le roi est un fuyard. Mais qui fuit-il ? La colère de Dieu ? Nullement ! Il quitte, à la hâte, une citadelle cernée par les hommes eux-mêmes, ceux-là même qui le déporteront au pays de l’orgueil. En laissant prise à cette supériorité qu’il se donne, persuadé qu’il sait mieux que Dieu ce qui est bien ou mal, vrai ou faux, l’homme s’aveugle de l’éclat de sa vanité. Et, comme après un flash, l’œil ne voit plus rien, le roi lui-même se perd et prend le chemin de l’exil, forcé par ceux-là même qu’il pensait ses alliés. Il devient un déporté de l’orgueil, un banni de son propre royaume. Cette brèche, qu’il fait dans le mur, est tout à la fois l’effondrement de sa position privilégiée dans la cité divine et la signature de son manque de confiance en Dieu qu’il défie encore une fois, pensant se sauver lui-même. Et au lieu de se couvrir de cendres et de faire pénitence, il se couvre encore de lui-même et mourant, sans avoir vu le pays qui l’accueille, il ne perçoit même plus que sa vanité l’a réduit au néant.
Mais qui l’a banni de son royaume ? Dieu ne lui a pas dit de s’en aller, comme il a défendu le jardin à Adam. C’est lui-même qui fuyant se bannit et se rend à l’ennemi qui triomphe et pourchasse les siens, jusqu’à la quasi extermination. Car l’orgueil est un mal qui aveugle, il est un poison mortel qui coupe l’homme de Dieu. Et ainsi, ce n’est pas Dieu qui exile, ou frappe, mais c’est le roi déchu qui, s’enfuyant, sort de la protection même de Dieu, après l’avoir perdu de vue dans son aveuglement.
Tel est, me semble-t-il, l’état du monde politique actuel. Ceux qui ont le pouvoir ─ c’est-à-dire, les peuples dans leur ensemble et pas seulement les responsables politiques ─ sont aveuglés par le brillant de leur propre suffisance et cherchent en eux-mêmes les moyens de se sauver. Pour ce faire, ils en sont aujourd’hui réduits aux dernières extrémités : percer la muraille de la cité divine ─ les lois élémentaires de la nature ─ et s’élancer dans une éperdue course en avant dans le brouillard. Nouvelle Babel, ils estiment aujourd’hui en remontrer à Dieu et pensent pouvoir s’élever très haut au-dessus de Lui.
Ils sont maîtres de la loi qu’ils changent à leur gré. Mais dans cet orgueilleux aveuglement, leur souffrance ne fait que grandir. La douleur en fait des morts vivants, sans paix ni joie réelles. Peuple hagard et en fuite, il n’est, en fait, comme dit le prophète Osée « qu’en exil, faute de connaissance », parce que refusant de recevoir de Dieu ce qui le dépasse, il préfère s’enfuir au pays de l’orgueil, où pourtant, il n’est qu’à regarder autour de nous … il ne trouve que mort.
Ne nous y trompons pas ! Si nous voulons changer le monde, il faudra passer un jour ou l’autre par cette remise en cause de la toute-puissance de l’Homme. Pour ce, il n’est guère que deux chemins : l’effondrement de cette tour de Babel et faire rayonner toujours plus la lumière divine.
M’est avis que ceci n’est possible qu’en réaffirmant haut et fort l’existence de Dieu en tous lieux, publics et politiques compris. Nous sommes à l’heure des prophètes qui, partout où ils sont, représentent des lumignons de la présence divine. Mutatis mutandis, c’est exactement ce qu’a fait, à son niveau, le vaste mouvement de manifestation qui s’étend depuis la manif pour tous au soutien des chrétiens d’Orient. Il est temps de remettre Dieu dans la rue, c’est-à-dire, non pas d’abord couvrir nos pavés de processions, mais en tout temps et tous lieux être des témoins vivants de cette parole de vie. Il nous faut donner Dieu au monde, pour que l’homme puisse à nouveau se donner à Dieu, librement !