Voici l’homélie du cardinal André Vingt-Trois, lors de la messe chrismale à Notre-Dame de Paris, le 23 mars :
UNE ANNÉE DE BIENFAITS.
(Isaïe 63,1-9 ; Apocalypse 1 5-8 ; Luc 4, 16-21)
Frères et Sœurs,
En cette année jubilaire de la miséricorde, comment ne pas entendre d’une manière particulière l’annonce de l’« année de bienfaits » accordée de la part du Seigneur et proclamée par son Serviteur à la synagogue de Nazareth ? Aujourd’hui comme alors, c’est le Christ lui-même qui nous fait entendre la prophétie d’Isaïe et c’est Lui qui nous annonce son accomplissement par le ministère de son Église. Par les sacrements chrétiens, aujourd’hui comme à Nazareth, « cette parole de l’Écriture que nous venons d’entendre s’accomplit à nos yeux » : le Mystère Pascal nous rend mystiquement présents à la mission du Serviteur. À la veille des célébrations des Jours Saints, il nous est bon de l’entendre encore une fois nous annoncer la Bonne Nouvelle du Salut qu’Il accomplit.
1. La Bonne Nouvelle du Salut.
Dans notre tradition occidentale, le millénaire passé fut celui d’une longue progression de l’intelligence humaine, de sa passion à développer la connaissance du monde, de sa capacité à dominer les forces de l’univers et de son inventivité technologique.
Ce fut le millénaire des progrès incessants des possibilités de production, du savoir-faire dans le soulagement des souffrances humaines : progrès de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, des échanges entre les hommes, progrès de la médecine qui guérit à mesure qu’elle découvre les causes des maladies, progrès des technologies qui facilitent la vie, progrès des moyens culturels. On n’en finirait pas d’énumérer tout ce qui a été conquis pendant ces dix siècles ! En tout cas, les contraintes élémentaires semblaient surmontées.
Contrairement à ce que certains ont pensé, surtout dans les deux derniers siècles, cette maîtrise de l’univers n’a pas abouti à une réelle libération de l’humanité. Informés en temps réel des événements du monde entier, nous découvrons que si le fléau de la faim a été vaincu chez nous, il ne l’est pas pour tous les hommes de la planète. Le mythe de la sécurité sanitaire, de la vie sans risque, ne peut faire oublier que des épidémies mortelles continuent de ravager le globe. La paix, si laborieusement maintenue pendant quelques décennies, paraît bien précaire quand nous voyons les violences ethniques et politiques déchirer des peuples entiers à nos portes et venir s’imposer jusque sur notre territoire.
Les progrès formidables dont nous sommes à la fois les réalisateurs et les bénéficiaires n’ont pas fait disparaître le malheur du monde, non seulement dans les pays lointains que la télévision apporte en notre logis, mais encore chez nous, dans notre société que l’on dit développée et civilisée.
Nous le voyons chaque jour, les mécanismes économiques et financiers des sociétés industrialisées ne produisent pas que des profits et du bien-être. Ils engendrent de nouvelles misères d’autant plus douloureuses que l’écart entre les « gagnants » et les « perdants » va sans cesse croissant. Pour le bien-être dont nous jouissons, petite minorité sur la planète, tous payent le prix fort. D’abord évidemment ceux qui en sont rejetés, ceux qui ne sont pas jugés performants. Mais aussi ceux qui en bénéficient au prix de l’équilibre de leur vie personnelle, du bonheur et de la mission de leur famille.
Nous le constatons aussi de manière violente quand la quiétude de notre vieille Europe est bousculée par l’afflux de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la misère et la mort et qui viennent nous rappeler par leur présence la destination universelle des biens dont nous jouissons. Aux rivages de la Manche comme aux abords de nos agglomérations prospères des êtres humains végètent dans des conditions indignes et insalubres.
Ces nouvelles maladies de notre société nous rappellent, s’il en était besoin, que la véritable liberté pour tout homme, pour chaque homme, passe par une évaluation morale permanente de nos choix, par leur confrontation avec la promesse du salut que Dieu a donnée à l’humanité comme une possibilité et une espérance, comme un objectif et une mission.
A nouveau, il nous faut entendre cette Bonne Nouvelle actualisée en Jésus-Christ :
« Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, et aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération, annoncer une année de bienfaits accordée par le Seigneur. »
2. L’onction sainte.
L’annonce de cette « année de bienfaits » est le signe de la venue du Messie qui réalise ce que Dieu avait annoncé par ses prophètes. Le Messie, c’est Celui qui reçoit l’onction sainte : le don de l’Esprit au moment de son baptême par Jean-Baptiste.
Cette onction le désigne comme le Fils bien-aimé du Père et définit en même temps sa mission de prêtre, de prophète et de roi. Le Saint-Chrême, l’Huile que je vais consacrer, est le signe sacramentel du don du Saint-Esprit par lequel nous sommes identifiés au Christ lui-même. C’est ce que réalisent l’onction du baptême et celle de la confirmation : par elles nous devenons participants de la mission du Christ-Messie. C’est-à-dire que nous sommes chargés par lui et avec lui d’annoncer aux hommes la Bonne Nouvelle de leur libération par Dieu.
De même que le message du Christ-Prophète est inséparable de l’offrande que fait de sa vie le Christ-Prêtre, notre mission de témoin de la Bonne Nouvelle est inséparable de notre manière de vivre. Comment serions-nous pris au sérieux en annonçant l’avènement d’un monde nouveau si nous continuons à vivre selon les mœurs du monde ancien ? Comment manifester notre liberté à l’égard des contraintes de ce monde si nous nous y soumettons et si nous les ratifions par notre manière de vivre ? Le baptême et la confirmation que nous avons reçus jadis, que près de quatre cents adultes vont recevoir dans notre diocèse pendant la Vigile Pascale, sont un engagement à vivre comme les disciples du Christ. La vérité de notre existence chrétienne se mesure à notre attitude envers les slogans et les mythes de notre société. Jusqu’où laissons-nous la libération chrétienne transformer notre vie ? Où en sommes-nous dans notre fidélité à l’évangile dans la vie sociale et économique ? Où en sommes-nous du respect des moyens nécessaires à une vie familiale heureuse et épanouissante ? Où en sommes-nous de notre maîtrise dans la consommation ? Où en sommes-nous dans l’aide à apporter aux victimes de notre société ?
Si nous avons demandé à être conformés au Christ par notre baptême et notre confirmation, c’est pour aller avec lui jusqu’à « l’extrême de l’amour ». Nous sommes entrés dans un amour défini par la logique du don et nous ne pouvons pas vivre dans cette logique sans renoncer à vouloir posséder : posséder notre propre personne pour la seule satisfaction de tous nos désirs, posséder les biens de ce monde sans nous interroger sur ceux qui manquent de tout pour survivre, posséder les autres pour notre propre plaisir. Marqués par le Saint-Chrême, nous sommes devenus un peuple messianique qui s’offre pour la libération du monde. Voilà le véritable jubilé auquel nous sommes conviés par le Pape François ! Ce n’est pas un temps pour mettre à jour nos revendications et les présenter à l’Église comme si elle était un patron dont on attend des avantages sociaux. C’est un temps pour faire la vérité dans notre manière de suivre le Christ, chacun dans notre vie personnelle et ensemble dans chacune de nos communautés chrétiennes. Si nous le vivons ainsi, alors ce sera vraiment un temps de renouveau pour toute l’Église et nous pourrons entrer dans la repentance commune et accueillir le don de la miséricorde.
3. Le ministère apostolique.
« Après l’avoir entendu beaucoup de ses disciples dirent : ‘Ce langage est trop fort ! Qui peut l’écouter ?’. »
C’est ainsi que saint Jean conclut le discours sur le Pain de Vie. Peut-être certains d’entre vous pensent-ils aussi que j’exagère. Écoutez la réponse du Christ :
« Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ?…C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. »
Si vous ne supportez pas les exigences de l’évangile, comment supporterez-vous de voir votre Sauveur crucifié, vaincu et mis à mort, quand il sera élevé de terre pour « attirer à lui tous les hommes ? » Comment serons-nous témoins de la Bonne Nouvelle si nous ne supportons pas de voir le chemin de la Croix d’où jaillissent l’Esprit et la Vie ? Mais comment aussi ne comprendrions-nous pas nos réactions spontanées devant un tel programme ? Comment oublierions-nous le cri des disciples interdits : « Qui donc peut être sauvé ? » et la réponse du Christ : « Pour les hommes c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible ! ».
Seul ce langage fort peut vous aider à suivre réellement le Christ en ne réduisant pas le don de Dieu à la performance morale d’un salut purement humain. C’est la mission du ministère apostolique, le ministère de l’évêque, des prêtres et des diacres, de vous tenir ce langage, d’être les témoins persévérants d’un objectif hors de notre portée, un objectif « impossible aux hommes ». Le sacerdoce ministériel est donné à l’Église pour aider les chrétiens à vivre leur sacerdoce baptismal. C’est pour l’accomplissement de cette mission que nous avons été choisis. C’est pour cette mission que nous avons été consacrés par le Saint-Chrême, identifiés au Christ Pasteur de son Peuple, appelés à tout quitter pour le service de l’Évangile.
Héritiers du ministère de Pierre qui a renié trois fois le Christ avant d’être investi de la charge pastorale, héritiers du ministère de Paul qui voyait la puissance de Dieu manifestée à travers ses faiblesses, nous ne savons que trop que ce ne sont ni nos idées, ni nos talents, ni nos mérites qui justifient la charge que nous avons reçue de guider les communautés qui nous sont confiées. En rappelant qu’il y a une différence de nature, -et pas seulement une différence de degré-, entre le sacerdoce commun à tous les baptisés et le sacerdoce ministériel, le Concile Vatican II invite l’Église entière à reprendre conscience du don qui lui est fait dans ce ministère.
Consacrés par l’onction du Saint-Chrême, ces quelques dizaines d’hommes qui m’entourent ont été choisis et envoyés parmi vous pour témoigner de l’absolu de l’amour de Dieu qui mérite qu’on le choisisse de manière exclusive et qu’on l’annonce comme l’objectif ultime du bonheur de l’homme. Sans ce témoignage et ce ministère, nous aurions tôt fait de réduire l’Église à une entreprise philanthropique ou éducative, l’efficacité en moins. Le sacrement du Christ, le mystère de l’Église, exige le ministère pastoral du Christ en ceux qui agissent en ses lieu et place, « in persona Christi capitis ».
Mieux les chrétiens vivent leur sacerdoce baptismal, plus ils ont besoin du sacerdoce ministériel, plus leur vie et leur action appellent que des prêtres les accompagnent. L’engagement renouvelé des laïcs dans la mission de l’Église est une nouvelle chance pour l’annonce de l’Évangile dans tous les secteurs de la société. Il n’est pas la substitution d’un encadrement laïc, professionnalisé et financé à la mission pastorale des prêtres. L’argent ne remplacera jamais l’ordination dans une église sacramentelle qui n’est pas une association au service de la religion naturelle.
Alors que les défaillances coupables et inadmissibles de quelques-uns permettent à une presse avide d’amalgames de jeter le discrédit sur notre corps entier, nous ne détournons pas notre regard des fautes commises. Solidairement nous demandons pardon à celles et à ceux qui ont été victimes de certains de nos frères et conscients de nos fragilités nous supplions Dieu qu’il renouvelle le don que nous faisons de nous-mêmes.
Beaucoup d’entre nous portent le poids des ans et de plusieurs décennies de ministère à votre service. Quelques-uns ont encore un long chemin devant eux. Tous ont tout donné pour le service de notre Église qu’ils aiment. À ma demande, tous vont maintenant renouveler les engagements de leur ordination. Priez pour que cette nouvelle expression de leur engagement soit une occasion pour chacun de plonger à nouveau dans la joie de leur ordination pour le service de l’Évangile, la sanctification et l’envoi en mission de tout le peuple sacerdotal.
Au moment de ce renouvellement, je veux dire aux prêtres et aux diacres qui m’entourent, combien j’apprécie la façon dont ils exercent leur ministère et combien leurs réactions au cours des événements dramatiques de l’année écoulée ont aidé nos concitoyens dans l’épreuve. Ils ont permis aux membres de leurs communautés de rendre un vrai témoignage de foi. À ces remerciements, je veux évidemment associer les plus anciens d’entre nous à qui leur état de santé ne permet pas d’être physiquement présents aujourd’hui et tous ceux qui sont hors de Paris en raison de leur mission.
Je souhaiterais que des plus jeunes de proposent pour venir en aide aux Églises plus démunies que la nôtre. C’est pourquoi en ce soir où nous sommes rassemblés dans la joie de la mission confiée par Dieu à son Église, je veux adresser un appel solennel aux jeunes de nos communautés. Vous aspirez au bonheur et vous avez raison. Vous n’êtes pas toujours sûrs que le bonheur soit au bout du chemin que vous suivez et vous n’avez peut-être pas tort. Voulez-vous ouvrir les yeux et regarder autour de vous où transparaît la joie de vivre en assumant les responsabilités de l’existence humaine ? Pour que cette flamme si fragile de la joie et de l’espérance ne s’éteigne pas, l’Église a besoin de vous. Elle a besoin de femmes et d’hommes engagés dans les combats de la cité. Elle a besoin de femmes et d’hommes engagés pour toujours dans l’amour pour donner la vie et la joie à leurs enfants. Elle a besoin de femmes et d’hommes qui acceptent de tout quitter pour l’amour de Dieu et pour le service de leurs frères dans la vie religieuse. Elle a besoin d’hommes qui acceptent de répondre à l’appel du Christ en devenant les prêtres et les diacres de son Église. Ne fuyez pas ces appels au risque de vous en aller, comme l’homme riche de l’Évangile qui « s’assombrit et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. » (Mc 10, 22). Choisissez la joie !
Un certain nombre de jeunes se posent la question de devenir prêtre. Ils sont parfois, trop souvent, empêchés d’étudier même cette éventualité par les réticences de leur entourage, voire de leur famille. Prions donc, non seulement pour que Dieu appelle, mais surtout pour que nous soutenions vraiment ceux qui souhaitent répondre à son appel pour que je puisse les envoyer en mission à Paris et aussi dans d’autres diocèses. Alors nous pouvons espérer que la parole du prophète s’accomplira pour nous aussi : « Tous ceux qui pleurent, je les consolerai. Au lieu de la cendre de pénitence, je mettrai sur leur tête un diadème ; ils étaient en deuil, je les parfumerai avec l’huile de la joie ; ils étaient dans le désespoir, je leur donnerai des habits de fête. » (Is 61, 3). Amen.
+ André VINGT-TROIS
Archevêque de Paris