Le blogue anglophone Rorate Cæli a récemment publié un article de don Pio Pace, dont il nous a paru intéressant de donner la traduction à nos lecteurs. Les propos du P. Pace sont corroborés en divers endroits, notamment par le dernier numéro de la revue Golias, qui a parlé avec enthousiasme d’« adoubement » de celui qu’elle appelle « le bébé cardinal », à propos de la messe de Manille.
LE SUCCESSEUR
Rome en état de pré-conclave : qu’adviendra-t-il après le pontificat bergoglien
Par Don Pio Pace
Lorsque s’achèvera le pontificat de Jorge Bergoglio, qu’en retiendra-t-on ? Assurément que ce Pape venu de la « périphérie » a produit un grand bouleversement, mais compte tenu des résultats provisoires, plus dans le style plutôt que dans la substance. En fait, tout dépendra de ce qui suivra ce pontificat. On peut se demander si le Pape Bergoglio n’est pas essentiellement celui qui prépare les voies d’une profonde innovation dans l’Eglise, s’il n’est pas un pape de transition.
Le présent pontificat rappelle irrésistiblement le pontificat du Pape Roncalli. Jean XXIII fut élu par un ensemble d’électeurs zelanti (Ottaviani, Rufini) et progressistes (les français Gerlier, Liénart), de même que François a été élevé sur le trône de Pierre par un très large groupe de cardinaux, dont beaucoup d’ailleurs ne se gênent pas pour dire qu’ils ne connaissaient pas celui pour lequel ils ont voté dans l’énervement des étranges scrutins du mercredi 13 mars 2013, et qui regrettent aujourd’hui leur vote.
Certes, Jean XXIII a ouvert le concile Vatican II, ce qui est tout un exploit. Mais qu’eût été le Concile sans l’élection (difficile) de Giovanni Battista Montini, en 1962 ? A la mort de Jean XXIII, aucun texte n’avait été encore voté. Si la « droite » du Sacré Collège, menée par le cardinal Siri, avait été suffisamment disciplinée, elle aurait pu obtenir l’élection d’un pape modéré, qui aurait clos rapidement la réunion, en conduisant une tranquille réforme au lieu de ce qui est advenu. Le vrai Concile a été dirigé par Paul VI, homme intelligent, réformateur inquiet et décidé, tout en étant relativement « modéré » par rapport aux progressistes de type Rahner et autres du groupe Concilium. Le pape Montini est celui qui a voulu l’œuvre conciliaire de longue date, qui l’a menée à terme et qui l’a couronnée par une réforme liturgique, dont il rêvait comme à un merveilleux rajeunissement du visage de l’Eglise pour enthousiasmer le monde moderne.
François bénéficie de la même popularité dans les médias que le Pape Roncalli. Il est, il est vrai, infiniment plus autoritaire que le Pape Jean, mais il est aussi beaucoup plus rugueux. Il est doté, d’une autre manière que Jean XXIII, le génie du geste et de l’annonce. Mais, comme pour Jean XXIII, il est bien difficile de savoir – le sait-il lui-même ? – quels sont ses objectifs concrets. Quelle réforme, en définitive, va-t-il engendrer ? Celle de la Curie (tout le monde en convient, sauf les journalistes hagiographes), va se réduire à la fusion d’un certain nombre de Conseils pontificaux entre eux, à la création d’un dicastère pour les questions sociales et d’un autre pour les laïcs et à la famille. Et celle de la doctrine ? L’immense machine synodale, assemblées ordinaire et extraordinaire, colloques et discussions dans tous les diocèses du monde, provoque déjà un trouble profond dans les esprits, mais qu’est-ce que cela produira de concret, sinon un flou concernant le point spécifique de la communion aux divorcés remariés ? Quant au renouvellement du personnel à Rome et à la tête des diocèses, à part des licenciements en forme de règlements de compte, il n’est pas considérable.
Le cardinal Tagle : le Concile selon l’Ecole de Bologne
Peu de changements profonds pour l’instant, par conséquent. Bien entendu, ce peu de choses mises en avant par le style nouveau d’un pape-le-moins-pape-possible, aura de grandes conséquences pour l’avenir. A la condition que ce nouveau Jean XXIII soit suivi d’un nouveau Paul VI, qui aurait la capacité de réellement bâtir une nouvelle étape dans la transformation de l’Eglise, qui serait l’homme d’une sorte de Vatican III, avec ou sans réunion des évêques du monde.
Le seul qui semble en avoir les capacités intellectuelles, la formation théologique, le nécessaire profil de « modération », n’est pas le cardinal Maradiaga, qui fait penser (tout le monde l’a oublié aujourd’hui, alors qu’on a tant parlé de lui à l’époque) au cardinal Tettamanzi, qui engagé dans une campagne électorale durant toute la fin du pontificat de Jean-Paul II, pour obtenir en définitive au conclave de 2005, deux ou trois voix dont la sienne. Non : le papable qui se profile derrière Bergoglio, comme Montini après Roncalli, pour faire entrer cette fois l’Eglise dans un super-aggiornamento, c’est Tagle.
Luis Antonio Tagle, 57 ans seulement, enfant d’une bonne famille de Manille, en est devenu le cardinal-archevêque par les mains de Benoît XVI, qui se plaisait à élever avec peu de prudence des théologiens brillants, même s’ils n’étaient pas de partisans de « l’herméneutique de continuité », tel le bibliste néo-bultmannien Ravasi, créé cardinal et fait Président du Conseil pour la Culture.
Le cardinal Tagle a obtenu ses grades théologiques aux Etats-Unis, a été membre de la Commission théologique internationale, et a pris part aux travaux de l’équipe qui a supervisé l’Histoire de Vatican II, éditée par la très progressiste Ecole de Bologne (Giuseppe Alberigo, Alberto Melloni), qui est typiquement une histoire « selon l’herméneutique de rupture ». Lors de l’assemblée extraordinaire du Synode sur la Famille, le cardinal Tagle, l’un des trois co-présidents avec le cardinal Vingt-Trois, de Paris, et le cardinal Damasceno Assis de Aparecida au Brésil, s’est placé clairement dans l’aile libérale. Il a eu ces mots souvent rapportés lors d’une conférence de presse au Bureau de Presse du Saint-Siège : « Dans ce Synode, l’esprit de Vatican II s’est manifesté chez les Pères ».
Ce grand représentant de « de la pensée théologique asiatique » vient de recevoir la consécration de la visite du Pape à Manille, où il a célébré devant un public de six millions de fidèles. En octobre prochain, il sera à nouveau co-président de l’assemblée du Synode, toujours avec les cardinaux Vingt-Trois et Damasceno Assis, auxquels le Pape a ajouté le cardinal Wilfrid Fox Napier, archevêque du Cape Town en Afrique du Sud, un défenseur de la morale traditionnelle.
Il n’est pas inutile de remarquer que le principal domaine d’expertise de Tagle est la collégialité, qui a été le thème de sa thèse de doctorat. Une collégialité qui s’élargit très démocratiquement, qu’il combine avec un magistère pastoral. « Il est avant tout un pasteur et les controverses théologiques ne l’intéressent pas pour elles-mêmes », dit de lui le jésuite philippin Catalino Arevalo. Très soucieux de ne pas avoir l’apparence d’un « progressiste » (« ni conservateur, ni progressiste »), il sait parfaitement faire usage des réponses ecclésiastiques évasives. Néanmoins, sa ligne est claire. Le vaticaniste Tornielli l’avait comme candidat au conclave de 2013, parce qu’il était « moins moraliste ». Par exemple, Dans une conférence à l’Université catholique d’Amérique à Washington, le 16 mai 2014, il avait souligné que la distance entre l’enseignement de l’Eglise et les hommes et les femmes n’était pas une question de mauvaise compréhension : autrement dit, les fidèles chrétiens sont délibérément et consciemment en décalage avec le magistère moral. Et au cours du Synode d’octobre dernier, il a insisté sur le caractère unique de ce Synode qui, au lieu de mener un débat théologique, devait plutôt intégrer les aspirations de la base et les « enjeux très concrets de situations familiales » (interview au magazine français La Vie, le 15 octobre 2014).
Sans aucun doute, Tagle est la figure qui peut concrétiser ce que Bergoglio annonce. Sauf qu’« à droite » aussi, l’atmosphère est déjà celle d’un pré-conclave. Et aussi que l’Esprit-Saint se moque des calculs des hommes.