Cette année là, Jean-Marie Vianney allait avoir vingt ans (il était né en 1786). Il voulait de toutes ses forces être prêtre, et l’on sait le prêtre qu’il
devint ! Mais voilà, son éducation cahotique, du fait des événements révolutionnaires, ne lui avait appris que peu de choses et, privé de maître, il avait beaucoup oublié du peu qu’il avait
appris. Un admirable prêtre, l’abbé Charles Balley, benjamin d’une famille de seize enfants, né à Lyon en 1751, était alors curé d’Écully dans le Rhône. Il
connaissait Jean-Marie Vianney et avait deviné en lui le prêtre admirable, et pour mieux dire, comme Jean-Paul II,
« sans pareil », qu’il pouvait devenir. L’abbé Balley l’admit dans sa petite école presbytérale avec quelques autres condisciples prometteurs, notamment
les deux frères Loras, Matthias et Pierre, chez le père des quels l’abbé
Balley avait trouvé refugé à Lyon dans les épouvantables années de la persécution anti-catholique. Jean-Marie
Vianney n’exagérait pas quand il parlait de sa « pauvre tête » incapable de mémoriser les rudiments de grammaire latine. Comment l’aurait-il pu d’ailleurs ignorant presque tout de la
grammaire française… Son ministère ne lui permettant pas de s’occuper à plein temps du futur curé d’Ars, l’abbé Balley confia à Mathias Loras, alors âgé de douze ans, le soin d’être le répétiteur de Jean-Marie Vianney pour les leçons de latin.
Dans sa magnifique biographie, Le curé d’Ars, le chanoine Francis Trochu nous narre l’anecdote d’une de ces
répétitions :
« L’un des Loras, Mathias, le mieux doué peut-être des élèves de M. Balley […] était un nerveux qui avait la main leste. Un jour, lassé des incompréhensions du “grand”, il le gifla outrageusement en présence des autres. L’offensé, qui
était né violent, lui aussi, se mit à genoux devant cet enfant de douze ans qui venait de le frapper et il lui demanda humblement pardon. Mathias cachait
un cœur d’or. Aussitôt repentant, touché jusqu’aux larmes, il tombait dans les bras de Jean-Marie Vianney, encore agenouillé. Ainsi fut scellée une amitié
profonde ».
Or, ce Mathias Loras eut une destinée peu commune. Voici une courte biographie que j’ai composée sur lui pour un ouvrage à paraître – dans un ou deux ans,
si Dieu veut… – sur « Les pères fondateurs français du catholicisme aux Etats-Unis » :
« Loras (Pierre, Jean, Mathias) – Prêtre français né à Lyon le 30 août 1792, d’une famille de la noblesse consulaire de la ville. Son père et son oncle
sont massacrés durant la Terreur. Il entre au Grand séminaire de Lyon où il a pour condisciple Jean-Marie Vianney, le futur saint curé d’Ars, qu’il
s’efforce d’aider dans ses études. Il est ordonné prêtre le 12 novembre 1815 et devient, pour plusieurs années, le supérieur du séminaire de L’Argentière (Ardèche). Après avoir aidé Mgr
Michel [Michael] Portier, le premier évêque français de Mobile (Alabama) à
trouver en France des prêtres pour son nouveau diocèse, il se rend, en 1829, aux États-Unis. Son premier ministère est d’assurer la présidence du Spring Hill
College (1830-1832), en Alabama, créé par Mgr Portier. Il devient vicaire général du diocèse.
C’est sans doute lors du deuxième concile provincial de Baltimore, en 1833, que la décision est prise de solliciter du Saint-Siège la création de nouveaux diocèses en raison du développement du
catholicisme aux États-Unis, et notamment de celui de Dubuque dans l’Iowa. Le Saint-Siège accepte la proposition : le 28 juillet 1837, le diocèse de Dubuque est érigé et l’abbé Matthieu Loras nommé évêque. Il sera sacré le 10 décembre suivant par Mgr Michel Portier, Mgr Antoine Blanc étant le principal consécrateur et avec l’assitance de Mgr Jean Étienne Bazin. Le territoire du diocèse,
provenant du démembrement de celui de St. Louis, est habité par environ 30 000 Indiens et 43 000 Blancs dont 3 000 catholiques. Mgr Loras ne sera toutefois
installé à Dubuque que le 19 avril 1839 car, entretemps, il se rend en France pour trouver des subsides pour son diocèse et des prêtres : il reviendra, en 1838, aux États-Unis avec les abbés
Joseph Crétin (futur évêque de St. Paul, Minnesota) et Antoine Pelamourgues, et les séminaristes Augustin Ravoux, Lucien Galtier, Remy Petiot et Jacques Causse. L’église St. Raphael (la deuxième du diocèse, construite en 1836, la première n’étant qu’une simple cabane de rondins) devient la première cathédrale
du diocèse.
Pendant les dix-neuf années de son épiscopat, il fonda de nombreuses missions pour les Indiens, des écoles, notamment l’école cathédrale dont il confie la gestion aux Sisters of Charity of the Blessed Virgin Mary (B.V.M.) de Philadelphie, et des paroisses dans toutes les zones de peuplement de
son diocèse. Il accueille volontiers tous les immigrants catholiques qui arrivent dans son diocèse, notamment des Irlandais et des Allemands, ce qui ne va pas sans difficultés, chaque groupe
ethnique exigeant des paroisses spécifiques et des prêtres parlant sa langue. C’est en 1857 que Mgr Loras prend la décision de faire édifier la nouvelle
cathédrale St. Raphael, trois fois plus vaste que la précédente. Il en pose et bénit la première pierre le dimanche 5 juillet de cette même année. Mgr Loras ne vivra pas assez longtemps pour voir sa nouvelle cathédrale achevée, toutefois, pour la Noël de 1857, il put célébrer l’office divin dans un édifice encore en
construction. Sa santé déclinant, il demanda et obtint de Rome un évêque coadjuteur, ce qui lui fut accordé en la personne du père trappiste Timothy Clement
Smyth, ocso, de l’abbaye de New Melleray, proche de Dubuque, qui reçut le sacre épiscopal le 3 mai 1857.
Mgr Loras décéda subitement le 20 février 1858 à Dubuque. Sa dépouille ne fut inhumée dans une chapelle de la cathédrale St. Raphael qu’en 1903 : elle s’y
trouve toujours. Au début de son épiscopat, il ne disposait que d’un prêtre, d’une église et d’un rare troupeau de fidèles. À sa mort, le diocèse pouvait s’enorgueillir de 48 prêtres, 60 églises
et 54 000 fidèles.
Le Loras Boulevard de la ville de Dubuque a été nommé ainsi en mémoire du premier évêque de l’Alabama et il n’était pas rare, encore au début du XXe
siècle, que les nouveaux-nés du diocèse soient prénommés Loras, chez les garçons, ou DeLoras chez les filles,
tant sa renommée de sainteté était grande… La ville elle même porte le patronyme de celui qui la fonda : le Canadien français Julien Dubuque, qui y vécut
de 1788 à 1811. L’évêché de Dubuque a été élevé au rang d’archidiocèse en 1893. »
Et voilà l’explication du mystère du titre de cet article et la révélation du nom de cet « évêque américain qui gifla le saint curé d’Ars » !