Sur Chiesa, Sandro Magister vient de publier une lettre très intéressante d’Enrico Morini sur la question de l’herméneutique du Concile Vatican II. Qui est Enrico Morini ? Sandro Magister le présente ainsi :
Son auteur est le professeur Enrico Morini, un historien qui enseigne à l’université de Bologne, ville qui a donné son nom à l’”école” qui représente la pointe la plus avancée, du point de vue progressiste, de l’interprétation du concile Vatican II comme “rupture” par rapport à une partie de la tradition.
Morini est un disciple du moine Giuseppe Dossetti (1913-1996), fondateur de cette “école” connue dans le monde entier principalement à cause de sa monumentale histoire de Vatican II traduite en plusieurs langues, mais également acteur influent de ce même concile.
(…)
Le professeur Morini, 64 ans, est un spécialiste du christianisme oriental. Il enseigne l’histoire de l’Église orthodoxe à l’université d’état de Bologne et à la faculté de théologie d’Émilie-Romagne. Il est diacre et préside la commission du diocèse de Bologne pour l’œcuménisme.
Enthousiaste par rapport au Concile Vatican II, plus réservé au sujet de l’après-concile – qu’il présente comme « le plus grand ennemi du concile » – Morini soutient la thèse que le Concile a bien rompu avec une partie de l’enseignement de l’Église héritée du deuxième millénaire, « et en particulier avec le modèle occidental d’Église et de papauté produit par le concile de Trente et, avant cela, par la réforme grégorienne du XIe siècle », en vue de revenir aux origines :
Cette reprise de la tradition du premier millénaire par l’Église catholique a comporté de fait une rupture implicite – pardon pour la schématisation excessive – avec la tradition catholique du deuxième millénaire. Selon moi, il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas de ruptures dans la tradition de l’Église. Il y avait déjà eu un hiatus, précisément lors du passage du premier au deuxième millénaire, avec le changement créé par les réformateurs “alsaciens-lorrains” (ce qu’étaient le pape Léon IX et deux des trois légats envoyés à Constantinople en la fatidique année 1054, le cardinal Humbert et Étienne de Lorraine, futur pape), par ce que l’on appelle la réforme “grégorienne”, par une approche éminemment philosophique des vérités théologiques et par l’intérêt débordant pour la canonistique (déjà déplorée par Dante Alighieri), au détriment de la Sainte Écriture et des Pères, propres à la pleine période médiévale. Sans parler, à une époque plus tardive, de la Réforme tridentine, avec sa dogmatisation rigide – allant même au-delà des présupposés de l’Église médiévale – ni de la “confiscation” de la Sainte Écriture aux simples fidèles, jusqu’à l’apothéose de la “monarchie” pontificale avec Vatican I, reléguant encore plus à l’arrière-plan l’image de l’Église non divisée du premier millénaire. Il ne faut pas s’en étonner : c’est justement parce que l’Église est un organisme vivant que sa tradition est sujette à une évolution, mais aussi à des régressions.
Que ce retour ait vraiment été l’intention la plus profonde de Vatican II, on peut s’en rendre compte à travers deux exemples. Le plus immédiat se situe dans le domaine ecclésiologique, domaine dans lequel l’enseignement du concile en matière de collégialité épiscopale est sans équivoque. Or la collégialité des évêques est précisément un trait caractéristique de l’ecclésiologie du premier millénaire, y compris en Occident, où elle était parfaitement associée à la primauté romaine. Un fait est révélateur : au cours du premier millénaire, toutes les déclarations dogmatiques romaines que les légats pontificaux portaient en Orient aux conciles œcuméniques – relatives aux questions débattues à ces conciles – étaient précédées d’une déclaration synodale de tous les évêques relevant de la juridiction supra-épiscopale de Rome. S’il est vrai que le plus grand ennemi du concile a été l’après-concile – avec la fuite en avant de certains pasteurs d’âmes et de certains groupes de fidèles qui, au nom de “l’esprit du concile”, ont introduit des pratiques subversives précisément en ce qui concerne la tradition de l’Église avant ses divisions ou qui tout du moins en demandent l’introduction avec insistance – je crois pouvoir affirmer que c’est précisément le contraire qui s’est produit en matière d’ecclésiologie : les règles d’application ont été gravement réductrices par rapport aux délibérations conciliaires, dans la mesure où le caractère purement consultatif attribué au synode des évêques ne tire pas de l’enseignement de Vatican II toutes les conséquences qu’il devrait en matière de collégialité épiscopale. Et puis – toujours pour rester dans le domaine de la structure de l’Église – le rétablissement du diaconat comme degré permanent du sacrement de l’ordre n’a-t-il pas été, lui aussi, un retour à la tradition du premier millénaire ?
Morini estime également qu’un deuxième élément de rupture se trouve dans la réforme liturgique :
Dans ce cas aussi, il y a eu une rupture évidente avec la liturgie préconciliaire – qui était notoirement une création tridentine, avec des interventions ultérieures – mais précisément dans le but de retrouver la grande tradition du premier millénaire, celui de l’Église d’avant les divisions. Peut-être ne sommes-nous pas conscients que le nouveau missel qui fait l’objet de critiques contient une fantastique reprise d’oraisons tirées des sacramentaires les plus anciens – remontant justement au premier millénaire – le léonien, le gélasien et le grégorien, ainsi que, pour l’Avent, du patrimoine eucologique de l’antique Rouleau de Ravenne, trésors qui sont restés en grande partie en dehors du missel tridentin. On peut en dire autant à propos de la reprise, dans le cadre d’une opportune pluralité de prières eucharistiques, de l’antique anaphore d’Hippolyte et d’autres tirées de la tradition hispanique. En ce sens, le missel “conciliaire” est bien plus “traditionnel” que le précédent.
Ce faisant, il reproche à l’après-concile d’avoir estompé la continuité avec le premier millénaire contenue dans le nouveau missel par ce qu’il nomme au niveau de la base le « spontanéisme liturgique désordonné » et au niveau de l’autorité compétente en promulguant des
« textes créés pour l’occasion – concernant de nouvelles anaphores et de nouvelles collectes – visiblement étrangers, par leur langage aventureusement contemporain et existentiel de façon moderne, au style eucologique du premier millénaire, profondément inspiré par la pensée et par la terminologie des Pères. »
Il se montre ainsi favorable à Summorum Pontificum car celui-ci introduit ou plus exactement réintroduit à sa manière, qui n’est plus géographique mais « vieux-ritualiste » la pluralité liturgique propre au premier millénaire. Sur ce point, il me semble fort proche de la pensée de Joseph Ratzinger.
Cette position étant exprimée, Morini n’en défend pas moins la vision de l’école de Bologne qui consiste à continuer à prendre des décisions dans l’Église dans l’esprit du Concile :
En revanche j’ai la sensation d’avoir en commun avec l’“école de Bologne” la possibilité, ou plutôt l’opportunité, d’une lecture “augmentative” du concile, cohérente avec les principes qui l’ont inspiré (l’expression est d’Alberto Melloni), qui permet, ou plutôt qui suggère, au magistère suprême de prendre aujourd’hui des décisions que Vatican II, dans le climat historique de l’époque, n’avait pas pu prendre en considération. Ce principe inspirateur – dans ce que je considère comme l’herméneutique correcte du concile – c’est précisément la reprise de la tradition du premier millénaire, comme l’a souligné implicitement le cardinal Ratzinger lorsqu’il a écrit – dans un texte qui n’a jamais été explicitement contredit par le pape actuel – qu’il ne faut rien imposer de plus aux orthodoxes, dans la physionomie d’une Église finalement réunifiée, que ce à quoi ils croyaient pendant le premier millénaire de communion.
C’est pourquoi il n’est absolument pas dans “l’esprit du concile” d’introduire dans l’Église des innovations inconsidérées, en matière de doctrine et de pratique théologique, comme le seraient le sacerdoce des femmes ou encore des développements aberrants dans les domaines de l’éthique et de la bioéthique. En revanche, il serait parfaitement dans “l’esprit du concile” – je dis encore cela à titre d’exemple – d’éliminer du “Credo” l’adjonction unilatérale, injustifiée et offensante du “Filioque” (sans que cela implique une négation de la doctrine traditionnelle des Pères latins – eux aussi du premier millénaire – relative au fait que le Saint-Esprit procède aussi du Fils, comme d’un unique principe avec le Père).
Même si l’on ne partage pas nombre des considérations émises par Enrico Morini, ce texte publié par Sandro Magister est intéressant à lire. Il montre notamment :
1°) que la question de l’herméneutique du Concile n’est pas aussi simple que l’on pourrait le croire et qu’elle est insuffisante en soi pour régler les problèmes de l’Église dans les prochaines années ;
2°) que, en gros, pour une grande partie des historiens du Concile, de droite comme de gauche pour faire court, la rupture du concile avec l’enseignement précédent est une évidence et que seul le jugement appréciatif sur cette rupture diffère ;
3°) que les lignes sur la question liturgique ne sont pas toujours aussi tranchées en Italie qu’en France ;
4°) que le débat sur le Concile est possible, naturel alors qu’une chape de plomb existe toujours en France à ce sujet.
Dans notre pays, ce n’est pas simplement l’application et même la réception de Summorum Pontificum qui posent difficulté, c’est aussi la simple possibilité d’un débat sur le Concile Vatican II. L’Italie n’a pas ces pudeurs ou ces faux rapports à l’autorité. Espérons que ce vent de liberté souffle jusqu’aux portes de l’Église de France.