L’interdiction de l’euthanasie fait plus de mal que de bien ; feu vert à la fécondation in vitro homologue : telles sont les affirmations contenues dans le livre La joie de vivre, une réflexion commune des théologiens de l’Académie pontificale pour la vie publiée le mois dernier. Et même la Bible peut être corrigée.
Ce texte vise à célébrer le 30e anniversaire d’Evangelium vitae. Un anniversaire sous forme d’enterrement… Les erreurs dans ce texte sont si nombreuses et si graves que le volume La joie de vivre ne peut certainement pas être considéré comme une célébration de la pensée de Jean-Paul II.
L’euthanasie. Interdire ou ne pas interdire ? Le texte affirme qu’il est bon de ne pas interdire car
“il pourrait en résulter un plus grand préjudice pour le bien public et la coexistence civile, en amplifiant les conflits ou en favorisant des formes clandestines de pratiques officiellement illégales” (p. 150).
Nous voici revenu aux arguments spécieux qui ont permis de légaliser l’avortement. Saint Thomas d’Aquin, souvent mal cité dans ce volume mais pas dans ce cas, dit :
“[Les vices] nuisibles à autrui, sans l’interdiction desquels la société humaine ne peut subsister, comme le meurtre, le vol et autres, sont interdits”(Summa Theologiae, I-II, q. 96, a. 2 c.).
L’euthanasie est un meurtre et, en tant que tel, doit toujours être interdite même si, par hypothèse, une telle interdiction augmenterait les conflits civils et favoriserait l’euthanasie clandestine (pour mémoire, tous les meurtres sont clandestins) car, sans cette interdiction, le bien commun serait détruit. Légitimer l’euthanasie ? Elle présente l’inconvénient de “cautionner” et de justifier en quelque sorte une pratique éthiquement controversée ou rejetée.
L’un d’eux exprime ensuite son soutien à l’interruption de la nutrition, de l’hydratation et de la ventilation assistée, car ces interventions visent à “se concentrer sur le maintien des fonctions du corps, considérées de manière isolée. La globalité de la personne et son bien-être général sont ainsi perdus de vue” (p. 173). Mais la nutrition, l’hydratation et la ventilation assistées, sauf dans les rares cas où elles constituent des interventions disproportionnées, sont des aides à la vie nécessaires et obligatoires. Les supprimer signifie, comme les auteurs du texte veulent le laisser entendre, tuer la personne pour qu’elle ne souffre plus. C’est l’euthanasie.
En ce qui concerne le respect du principe de proportionnalité des thérapies pour ne pas tomber dans l’acharnement thérapeutique, il est affirmé que le patient a toujours le dernier mot pour décider de la proportion du traitement (cf. pp. 85, 148-149, 172). Cela peut être vrai dans certains cas, par exemple en ce qui concerne les thérapies antalgiques, mais ce n’est pas toujours vrai comme le texte veut l’indiquer ; car le patient, même informé, peut se tromper dans son appréciation de la proportionnalité, par exemple en renonçant à l’amputation d’un bras gangrené pour sauver sa propre vie parce qu’il considère lui-même l’intervention comme disproportionnée.
Les positions en faveur de l’euthanasie exprimées ici sont évidemment contraires au contenu d’Evangelium vitae, texte que nous voulons célébrer dans ces pages.
En contradiction flagrante avec les écrits de Jean-Paul II et avec toute la doctrine morale de l’Église catholique en la matière, on trouve aussi l’ouverture sans réserve à la fécondation artificielle, homologue :
“Dans la procréation assistée homologue sous ses diverses formes […] la génération n’est pas artificiellement séparée du rapport sexuel, parce que celui-ci “est en soi” stérile. Au contraire, la technique agit comme une thérapie qui permet de remédier à la stérilité, non pas en se substituant au rapport sexuel, mais en permettant la génération” (p. 130).
Tout d’abord, il convient de préciser que dans la relation sexuelle entre mari et femme où l’un ou les deux sont stériles ou la femme infertile, la relation reste fertile par nature : elle est essentiellement fertile et accidentellement infertile en raison d’une pathologie ou d’une intervention chirurgicale ou de l’âge. Elle n’est donc pas infertile “en soi”. Deuxièmement, même en supposant – hypothèse fantaisiste – que le prélèvement de l’ovocyte et du sperme ait lieu après le rapport sexuel et que la conception in vitro ait lieu ensuite, le moment unitif est séparé du moment procréatif, car ce dernier n’a pas lieu après le rapport sexuel, mais après l’intervention du technicien de laboratoire. Ici, la médecine n’aide pas à accomplir ce qui est accompli par sa propre vertu (comme c’est le cas avec l’insémination artificielle où la conception – le moment topique du passage entre l’être et le non-être – a lieu dans le corps de la femme), mais bien dans le corps de la femme.
Ces positions aberrantes et non catholiques en bioéthique découlent d’une vision anthropologique tout aussi aberrante. Le point de départ est le suivant : elles célèbrent “la primauté de l’expérience de la vie et de la vie croyante” (p. 13). La primauté n’est pas en Dieu mais dans l’expérience, pas dans la transcendance mais dans l’immanence. Mais que signifie “expérience” en anthropologie ? Cela signifie que le “je” décide de faire des choix, d’agir. Au centre de l’anthropologie, nous trouvons l’ego qui devient un acte, la liberté autoréférentielle, l’ego coïncide avec l’acte en relation avec d’autres ego-actes, renversant ainsi les perspectives catholiques et autres qui voient la personne comme une substance individuelle de nature rationnelle :
“Une herméneutique de la personne en termes de liberté-en-relation représente un dépassement définitif de la notion traditionnelle de la personne comme rationalis naturae individua sostantia. La personne ne doit pas être comprise à la lumière de catégories substantialistes, mais plutôt en termes de processus historique. […] Le passage d’une interprétation de la personne en termes de substance à une interprétation en termes d’acte implique la prise de conscience que la compréhension de la personne implique en fin de compte une valence pratique et non théoriquement objectivante. [L’identité humaine n’est pas donnée une fois pour toutes, mais a une forme historique et narrative originale” (p. 94).
La personne en tant que telle n’est pas donnée pour toujours, mais se construit par elle-même dans des choix en relation avec les autres : “L’être humain existe dans la différence de la relation” (Ib.). Sous cet angle anti-métaphysique parce qu’historiciste, il n’y a plus d’esse, mais de l’agere : la praxis et donc l’existence l’emportent sur l’être. C’est pourquoi la pastorale l’emporte sur la doctrine, le processus sur la norme, la volonté sur l’intellect, l’histoire sur la géographie, le temps sur l’espace (cf. Pape François Evangelium Gaudium, n. 222). Cette perspective anthropologique d’une matrice fichtéenne où l’ego se pose et s’absolutise, où la personne est auto-fondatrice – c’est-à-dire constitutivement composée de ses actions, ontologiquement être en action – est logiquement erronée parce qu’il y a d’abord l’être et ensuite l’action. C’est la personne qui permet l’acte et la relation, ce n’est pas l’acte et la relation qui fondent la personne, cela est antérieur aux choix et aux relations.
Si au centre de l’anthropologie nous trouvons le je-acte en relation, il s’ensuit qu’au centre de la morale nous trouverons une conscience qui choisit l’acte en relation avec d’autres consciences et contingences, un subjectivisme éthique en perpétuel dialogue. C’est ce qu’on appelle la “phénoménologie de la conscience morale” (p. 19). Et plus analytiquement :
“l’injonction éthique […] appartient à la conscience humaine et ne peut être réduite à une loi abstraite séparée de l’expérience, personnelle et culturelle” (p. 17) ;
“il y a un accès phénoménologique au langage normatif, parce que c’est ainsi que les revendications morales sont adressées. [Le langage moral des règles et des normes est constitutivement lié à la réalité de l’interaction humaine et de la communication des expériences éthiques et de la notion de bien humain” (p. 90) ;
“les normes de l’action morale sont acquises historiquement, à travers un processus de vérification au sein d’une communauté dont l’expérience devient l’un des points de référence pour l’articulation doctrinale du magistère lui-même” (pp. 91-92) ;
“la loi […] est le fruit du dialogue des consciences. Le rapport entre la conscience et la loi [morale] doit être pensé de manière dialectique” (p. 96).
Le résultat est le suivant : “La connaissance elle-même exerce une fonction active et constitutive à l’égard de la vérité” (p. 91). Ainsi, l’acte cognitif ne reconnaît pas la vérité, mais la crée. La vérité, même morale, n’est donc plus adaequatio rei et intellectus, où la réalité est antérieure à la connaissance, mais la vérité est un produit postérieur à l’activité cognitive en confrontation constante avec les autres et le contexte. L’objectif est miné par le subjectif (cf. p. 84).
En ce sens, les premiers principes de la loi naturelle s’évaporent (cf. p. 93) et avec eux les actions intrinsèquement mauvaises – qui ne sont jamais mentionnées dans le texte – et font place aux normes particulières produites par la conscience en confrontation dialectique avec d’autres expériences (cf. p. 96-97), une conscience qui n’a plus la nature humaine comme paradigme de valeur, ni même, comme nous le verrons, les commandements divins, mais l’ego lui-même en relation avec d’autres consciences et avec la situation spécifique. C’est ce fameux processus de discernement qui conduit à l’éthique de situation : “en analysant [l’acte dans les circonstances concrètes], tel acte qui est “objectivement” en dehors de la norme peut s’avérer légitime” (p. 102). D’où, par exemple, l’interprétation voilée pro-contraception des paroles de Paul VI, contenues dans le discours qu’il prononça le 31 juillet 1968 pour expliquer le sens de l’encyclique Humanae vitae (cf. noa n. 28 p. 85), et les ouvertures sur l’euthanasie et l’insémination artificielle.
Cette anthropologie et théorie morale subjectiviste et donc relativiste est non seulement nécessairement en antithèse avec le Magistère de toujours, mais inévitablement aussi avec les Saintes Écritures et donc avec la loi divine positive, qui ne peut plus affirmer des vérités immuables, mais seulement des vérités contingentes. La conscience historique du sujet par rapport à d’autres consciences opérant dans une circonstance particulière ne peut pas ne pas historiciser la Révélation sur les questions morales. Le texte le dit clairement :
“Il devrait nous être impossible aujourd’hui de traiter les Ecritures comme des propositions et des normes intemporelles, en prétendant en extraire des vérités immuables. [Il semble que le message biblique s’élabore, s’approfondit au fil du temps, selon un parcours de réécritures et de reformulations. La vérité révélée est une vérité qui mûrit, qui se développe progressivement, au prix d’être corrigée d’un moment à l’autre. Il en va de même pour les paroles placées sous l’autorité de Moïse, qui véhiculent aussi les commandements de Dieu” (pp. 22-23).
C’est une hérésie d’affirmer que l’on peut corriger la vérité révélée, dans la Bible, en matière de foi et de morale, il n’y a pas d’erreurs. C’est une hérésie parce qu’elle contredit le dogme de l’inerrance biblique :
“Puisque donc tout ce qu’affirment les auteurs inspirés ou les hagiographes doit être tenu pour affirmé par l’Esprit Saint, il faut donc déclarer que les livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu, pour notre salut, a voulu livrer dans les Lettres sacrées” (Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 11).
Sur le plan moral, cela signifie que même les dix commandements peuvent être dépassés.