De père Michel Viot :
Au moment où se déroulent en France de nombreux pèlerinages en l’honneur de la Vierge Marie (je pense au M de Marie qui a commencé le 1er mai avec le départ de deux cortèges de Lourdes et de la Salette, le premier passant par Pontmain, le second par Paris, pour rejoindre Pellevoisin, traçant ainsi le M sur la France), en ces temps qui vont devenir de plus en plus difficiles pour les Français et qui vont pousser les catholiques, et aussi d’autres chrétiens à se tourner vers la Mère de Dieu, Reine de France par la décision du Roi Louis XIII et sa Patronne principale de par la volonté du Pape Pie XI, je ne puis m’empêcher d’exprimer ma tristesse en pensant au tort extrêmement grave fait à la piété mariale dans la nouvelle traduction du missel en langue française qu’on devrait nous proposer sous peu.
Déjà, dans le texte sorti en 1969, j’avais été surpris qu’on ait omis de traduire complètement le texte latin de Paul VI, et je me limite au cas du confiteor ainsi qu’à la personne de la Vierge Marie. Le Pape Paul VI proclamé Saint depuis le 14 octobre 2018 avait écrit en effet en latin « c’est pourquoi je supplie la Bienheureuse Marie toujours vierge… ». Les traducteurs s’étaient contentés d’écrire « c’est pourquoi je supplie la Vierge Marie… ». Au risque de surprendre mes lecteurs, je dirai que le pasteur luthérien que j’étais à l’époque fut choqué par cet étrange raccourci. Sa faute principale était de porter atteinte à l’honneur et au rôle éminent de Marie dans le grand mystère de l’Incarnation, un des deux piliers du Christianisme, le second étant la Résurrection du Christ. Cela n’avait pas échappé à Luther qui avait commencé à écrire son commentaire du Magnificat dès 1520, et l’acheva en 1521, alors qu’il était excommunié. Il se trouvait donc en pleine polémique, sur plusieurs questions, dont celle des prières adressées aux Saints. Et ce point de piété particulier était grave à ses yeux parce que cette dévotion dans beaucoup de cas, selon lui, dispensait de prier Dieu. D’où sa réserve quant aux prières à adresser à Marie. Mais, justement à cause du combat qu’il menait, et se trouvant rejeté par l’Eglise, il voulut montrer son attachement aux grandes vérités du Christianisme. Et c’est le cantique de Marie, qu’il choisit de commenter, en l’adressant, de plus, au jeune duc de Saxe dont il était le chapelain, et ce pour lui donner un modèle de foi qui l’aide à bien gouverner. Luther se tourne vers Marie, lui le futur hors la loi (il sera mis au ban de l’empire), et la propose à la contemplation d’un de ceux dont la voix va compter dans le monde de son temps. Dans la ligne de Saint Bernard de Clairvaux qu’il admirait beaucoup, Luther va faire de l’humilité la vertu essentielle du chrétien, quelle que soit sa fonction. C’est valable pour Marie en tout premier lieu, surtout quand elle évoque le titre qu’on lui donnera « Bienheureuse ». C’est parce que Dieu l’a regardée qu’elle proclame que les générations à venir la déclareront Bienheureuse (sauf les traducteurs français catholiques du missel de 1969…remarque personnelle). Et ici force est de reconnaître la puissance de la compréhension des textes bibliques qu’avait le moine de Wittenberg ! Tous les commentateurs savants de Saint Luc savent l’importance du regard de Dieu dans ses écrits. Je renvoie à l’admirable commentaire de François Bovon qui nous en donne plusieurs exemples, comme le regard du père qui voit de loin le retour de son fils prodigue.
Oui Dieu a regardé Marie pour lui demander d’être la mère de son Fils. Elle a prononcé le fiat ! Et elle devient, écrit Luther, « un gîte joyeux », « Une hôtesse disponible ». Tout vient du regard de Dieu, y compris l’humilité de Marie devant Lui, car le vrai humble ne sait pas qu’il est humble. Écoutons Luther : « si je suis vraiment humble et que d’une manière imprévue, je suis méprisé, critiqué, rejeté, j’estime que c’est normal, car c’est Dieu qui compte. Et comme Marie, je m’étonne plutôt des éloges angéliques ou autres ». Quelle leçon pour le jeune duc de Saxe et pour nous aussi !
Mais c’est aussi le rappel que négliger de donner à la Vierge Marie le titre de Bienheureuse (alors qu’on prétend traduire un texte qui le mentionne explicitement) constitue non seulement une atteinte à l’honneur de Marie, mais aussi à celui de Dieu dont on méprise les effets du regard.
L’omission ou le refus du « toujours vierge » est du même ordre. La conception virginale de Jésus, comme la virginité perpétuelle qui suit, et qu’on appelle en théologie la virginité subséquente, est du même ordre. Cela aussi, Luther l’avait compris. Dans son commentaire de l’évangile de l’enfance chez Saint Matthieu, Luther insiste beaucoup sur la bonne compréhension du « jusqu’à ». Joseph ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils… Il tient à dire que cela ne signifie pas qu’il l’a connue après, autrement dit qu’il y ait eu relations sexuelles. Chacun sait, sans que j’aie besoin d’insister que les frères et les sœurs de Jésus ne le sont pas au sens précis où nous l’entendons. Ces mots recouvrent des termes araméens beaucoup plus vagues quant au degré de parenté.
De plus, et pour rester dans le seul cadre juif, à partir du moment où Joseph reçoit son annonciation, à savoir que Marie est enceinte par la puissance de l’Esprit de Dieu et que l’enfant sera donc Fils du Très Haut, Marie devient sacrée, telle l’Arche Sainte qui portait les tables de la Loi. Certes, Marie désignée comme nouvelle Arche n’apparaîtra que bien plus tard dans les litanies de Lorette (Moyen Âge). Mais ne peut-on pas voir dans l’Evangile de Luc lui-même, un rappel de l’envoi de l’Arche dans les monts de Juda (1) quand Marie rend visite à Elisabeth (2). Et la maison de cette dernière, comme ceux qui s’y trouvent ne prennent-ils pas la suite de ceux qui avec Obed Edom avaient reçu l’Arche pendant un moment et en furent bénis ? Mais revenons à Luther. Pour lui, la virginité perpétuelle de Marie est signe de l’union des deux natures en Jésus Christ. Parmi les réformateurs protestants, il est celui qui insistera le plus sur cette union au point d’être traité de monophysite par ses contradicteurs réformés quand il parlera de la communication des propriétés (communicatio idiomatum) dans la personne de Jésus pour justifier la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Déjà dans le corps terrestre de Jésus, « fruit des entrailles » de Marie (la Vierge n’est pas une mère porteuse), l’absence du péché permettait à la puissance divine d’agir sans entrave, dans la connaissance des pensées de ses interlocuteurs, les guérisons miraculeuses, le pouvoir de convaincre, pour ne prendre que quelques exemples. Quand Jésus a revêtu son corps glorieux, celui de la résurrection, ce phénomène est encore plus manifeste. L’ubiquité, propriété divine par excellence, se communique à toute sa personne. Il peut être assis à la droite de Dieu, il est quand même réellement présent dans le pain et le vin de l’Eucharistie. En réalité, si l’on veut se donner la peine de réfléchir, les formulations luthériennes d’impanation ou de consubstantiation, ne sont que d’autres manières de parler du dogme catholique de transsubstantiation. Le vrai problème, avec la théologie luthérienne se trouve dans la compréhension de la dimension sacrificielle de la messe, que Luther niera. Cela dit, il faudrait, dans cette négation, et à l’aide de tous les textes du réformateur qui traitent de cette question voire la part de malentendu et d’erreur doctrinale. Personnellement je crois que l’erreur doctrinale majeure de Luther porte sur la nature du ministère de succession apostolique, en lui déniant le droit d’agir en lieu et place du Christ-Tête, en le réduisant à une fonction, lui ôtant son caractère d’état (voir son Manifeste à la noblesse de la Nation allemande de 1520), il se condamne à ne pas pouvoir envisager le sacrifice de la messe autrement que comme atteinte au caractère unique et parfait du sacrifice du Golgotha. Je crois que certains théologiens catholiques devraient y réfléchir …pour beaucoup de raisons !
Cela dit, dans la piété luthérienne du 16e siècle, la Bienheureuse Marie toujours Vierge est aussi tout naturellement figure de l’Eglise, puisqu’elle préfigure par sa virginité perpétuelle, les deux natures unies en Jésus. L’Eglise est Corps du Christ, et ce Corps vient de Marie. Enfin, comme Saint Augustin, sans admettre l’immaculée conception de Marie, Luther la croira lui aussi sans péché et il lui paraîtra évident qu’après son passage sur la terre, elle ne pourra que vivre avec son Fils dans les cieux. On le voit, la virginité perpétuelle de Marie a de multiples conséquences dans la manière d’aborder certains problèmes de théologie et de piété. Le rôle de Marie étant singulier et de première importance dans l’œuvre du salut, il n’est pas anodin de proclamer que Marie est Bienheureuse et toujours vierge au moment où l’on confesse ses péchés. Cela n’avait pas échappé au Pape Paul VI, dont la piété mariale était bien connue.
Mais, en 1969, sévissait au Vatican, un homme, assez énigmatique, Monseigneur Annibale Bugnini. N’ayant pas encore lu le livre de Monsieur Yves Chiron sur ce personnage (3), ce que je ferai et conseille, je ne me fierai qu’à des souvenirs personnels. Mon maître en Nouveau Testament était Oscar Cullmann, grand exégète, membre de l’Institut, observateur luthérien au Concile Vatican Il. Par lui et quelques autres théologiens, aussi bien catholiques que protestants, j’ai vite su que Monseigneur Bugnini était très intéressé par la théologie protestante, surtout réformée. Il faisait partie de ceux, nombreux à l’époque qui croyaient à une union assez rapide avec les protestants. Il joua un rôle capital dans la réforme liturgique pendant et surtout après le Concile. C’est lui qui donna sa signature aux traductions du missel en langues vernaculaires. Je pense qu’il n’a pas été fidèle à la pensée du Pape Paul VI, ce qui lui valut la disgrâce de la nomination de prononce à Téhéran ! Mais il est mort en 1982. Chacun sait depuis longtemps que les traductions parues en 1969 ne sont pas de bonne qualité. C’est la raison pour laquelle le Pape Benoît XVI a demandé la révision de toutes les traductions. La française n’est toujours pas sortie, mais ceux qui ont collaboré, à la demande de leur évêque, à cette révision ont déjà reçu le document. Il y a d’incontestables améliorations. On a rétabli le qualificatif de Bienheureuse, mais pas le « toujours vierge ». Pourquoi ? De quel droit se permet-on de ne pas traduire ce qu’un Pape a écrit en latin, langue officielle du Saint Siège ? Ce texte regarde la foi, il appartient au plus haut niveau de l’autorité du Magistère et relève de l’Infaillibilité. De plus ce Pape a été canonisé en 2018. Il est proposé comme modèle aux fidèles de l’Eglise catholique. Comment oser trahir son texte, et pire, le trahir une deuxième fois ? Et ce au moment où « l’excuse Bugnini » n’existe plus, car le protestantisme institutionnel n’a jamais été aussi loin de nous. Si on persistait dans ce funeste oubli, personne ne pourrait empêcher les fidèles catholiques de prêter l’oreille à tous les propos complotistes qui font tant de mal à l’Eglise, parce qu’ils nuisent à son unité.
Mais le pire est que cela ouvrirait immanquablement une brèche dans la piété mariale, dans laquelle s’engouffreront les positions les plus extrêmes et les plus opposées sur la Vierge Marie. C’est en cela que consistera l’injure faite à Marie qui contribuera au déclin du catholicisme en France. Car sans renouveau de la piété mariale, conforme à l’Ecriture et à la Tradition, une nouvelle évangélisation s’avérera très difficile, voire impossible.
Il en est encore temps, que l’on rajoute ces deux mots essentiels dans la nouvelle traduction « toujours vierge », et l’on fera un pas de géant dans la bonne direction du retour total à la foi catholique.
Une toute dernière chose enfin. Le « massacre » de l’offertoire, lui aussi dû aux fantasmes bugniniens et non à Saint Paul VI et au Concile n’a été qu’à moitié réparé. Je dois reconnaître, après avoir consulté des experts de l’Académie Française que la traduction « Priez mes frères pour que mon sacrifice, et le vôtre, soit agréable à Dieu le Père tout puissant » est recevable comme correcte, tant du point de vue de la traduction du latin au français que par l’orthographe dans notre langue. J’ai, à cette occasion appris l’importance des virgules, que je connaissais, mais pas à ce point je l’avoue ! (qui rend le singulier, « soit », possible). Cela dit, permettre une variante à la réponse de l’assemblée est selon moi un non-sens. « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde » n’a strictement rien à voir avec le texte latin de Paul VI. C’est encore une invention bugninienne. La vérité catholique qui passe toujours par l’obéissance au Magistère, en l’occurrence celui du Saint Pape Paul VI oblige à traduire comme réponse de l’assemblée « Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice pour la louange et la gloire de son nom, pour notre bien et celui de toute sa sainte Église ». Pour Monsieur Nicolas Senèze, journaliste à La Croix, cela fait partie des bisbilles autour d’une traduction (La Croix, 26/05/2016). Cela montre comment il considère l’importante doctrine du ministère et la messe elle-même même, tout comme ce qui depuis fort longtemps règle la foi catholique : « lex orandi lex credendi » (4). Car c’est de la nature même du ministère qu’il est ici question et des conséquences qu’on en tire sur la doctrine de la messe. Il n’est vraiment pas raisonnable de placer une telle formule en option et inepte de la classer parmi des bisbilles. Tenir de pareils propos classe ceux qui les tiennent et les aident à les propager dans un catholicisme aussi incohérent qu’infidèle, complice de fait des pires ennemis de l’Eglise catholique, qui ne tarderont pas à devenir, sans masques, ses aides-fossoyeurs, si leurs idées finissent par l’emporter. Et quand flambera la prochaine cathédrale, ceux qui n’y verront qu’un musée supplémentaire partir encore en flamme seront beaucoup plus nombreux.
1 – Voir II Samuel chapitre 6 vv 1-12
2 – Voir Luc chapitre 1 vv 39-45
3 – Yves Chiron Mgr Bugnini 1912-1982 : réformateur de la liturgie. Editions Desclée de Brouwer 2016.
4 – Expression qui remonterait à Prosper d’Aquitaine (disciple de Saint Augustin, né en 390 et mort vers 463) et qu’on pourrait traduire par la loi de prière est la loi de croire qu’il faut comprendre comme affirmation d’un lien très fort entre la liturgie et la théologie de l’Eglise. Pie XII explicitera cela dans son encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947.