Le père jésuite Bruno Saintôt, responsable du département Éthique biomédicale du Centre Sèvres, a publié une analyse sur l’euthanasie programmée de Vincent Lambert. En voici un extrait :
[…] Dans les réunions de concertations pluridisciplinaires (RCP) les médecins et les soignants traitent de cas, c’est-à-dire de situations singulières où il faut connaître précisément la singularité de la personne malade pour prendre une décision informée qui soit respectueuse de l’expression de sa volonté, de la relation avec ses proches et de la déontologie médicale.
Une affaire est un cas problématique exposé au grand public. Mais, quand un cas devient une affaire, les journalistes et le grand-public ne peuvent avoir accès qu’à certaines informations qui deviennent alors emblématiques d’exigences ou de réclamations concernant la justice, les droits personnels ou certaines grandes valeurs. L’enjeu est moins la singularité de cette personne et de la décision la concernant que ce qu’elle représente en fonction des valeurs et des convictions défendues par les protagonistes.
Quand l’affaire se durcit, elle devient une cause où les positions finissent par se polariser entre « pour » et « contre » en absorbant ainsi toutes les autres nuances, et donc toute la complexité du cas. « Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu l’emblème de la possibilité ou non de « faire mourir », c’est-à-dire d’euthanasier une personne qui n’est pas en fin de vie, dont les directives anticipées sont inexistantes et dont la volonté est l’objet de conflits, et qui dépend du soin médical pour continuer à vivre alors même que ses conditions de vie sont jugées par certains « insupportables ».
« Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu, socialement, par son silence et son absence de réaction, une personnalité disponible sur laquelle sont projetées les attentes de « bien vivre » et de « bien mourir », les craintes de souffrir, les angoisses de dépendre totalement d’autrui, de perdre son autonomie ou, comme le disent beaucoup, de « perdre sa tête » au point de ne plus pouvoir vraiment décider pour soi. « Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu un espace de projection d’attentes et de réclamations contradictoires, qui finissent par se polariser, de nouveau, hélas, sur la promotion ou le refus de l’euthanasie. Il est un emblème de l’insuffisance du recours à l’autonomie pour résoudre toutes les problématiques bioéthiques ; il est un témoin de nos ambivalences et contradictions face à la dépendance et aux liens humains qui font ou défont la valeur de nos existences ; il est un point de cristallisation de nos interrogations et divisions sur ce que signifie « bien soigner ».
Du point de vue anthropologique et éthique, ce qui arrive à « Monsieur Vincent Lambert » pose des questions importantes.
1) L’humanité d’une personne se mesure-t-elle par ses conditions de vie et ses capacités de pensée et de relation ? Certains pensent qu’il y a des cas où l’humain s’est absenté de la vie. Il y aurait ainsi, pour eux et dans certains cas, « la vie sans l’humain », une « vie purement biologique », une « vie purement végétative ». Je ne partage pas du tout ce point de vue. L’humanité ne s’absente jamais de l’être humain que nous devons soigner mais c’est à nous de l’honorer par l’attention, le respect, le soin adapté.
2) L’alimentation et l’hydratation artificielles sont-elles des traitements ou des soins de base ? Nous avons longtemps tenu qu’elles ne pouvaient être assimilées à des traitements mais qu’elles relevaient de la nourriture et de la boisson, qui sont toujours dues à une personne, sauf dans de rares cas de fin de vie où elles ont des effets accentuant la souffrance et le risque. Certes, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la qualification de « traitements » mais l’obligation éthique n’est pas suspendue pour autant. Ces traitements sont dus si l’on n’est pas dans les cas spécifiques de fin de vie qui ont été évoqués. « Monsieur Vincent Lambert » n’est pas en fin de vie, ne semble pas souffrir, n’exprime pas de refus permanent de soin et n’a pas exprimé clairement sa volonté : au nom de quel principe faudrait-il arrêter ce traitement particulier qu’est l’alimentation et l’hydratation artificielles, ce traitement particulier qui apparaît à beaucoup comme un soin de base dû à tout être humain ?
3) La réanimation est un défi entre le trop et le pas assez. Dans quels cas et quelles conditions est-il préférable de ne pas réanimer les personnes parce que cela entraîne des situations de vie limites et génératrices de grandes souffrances ? Généralement, il est impossible au stade initial de la réanimation de connaître le pronostic ultérieur de l’évolution de conscience du patient. Le cas se pose pour la réanimation néonatale et également pour la réanimation adulte. Mais, une fois que la personne a été réanimée, au nom de quels principes est-il possible d’arrêter ou de limiter les traitements ? Dans la pratique médicale, ces cas sont longuement débattus en fonction de principes bien réfléchis. Dans la situation présente, le principe semble assez simple : « Monsieur Vincent Lambert » n’est pas en fin de vie ; il n’a pas « le cerveau totalement détruit » comme l’a dit un médecin (il serait alors en état de mort cérébrale et déclaré mort) ; il ne souffre pas de façon perceptible et l’expression de sa volonté ne peut être attestée de manière certaine. Rien ne nous permet de dire avec certitude qu’il veut refuser les soins qui le maintiennent en vie. Qu’est-ce qui justifierait de les arrêter maintenant ?
4) Le respect de la volonté du patient est devenu un critère central du jugement éthique. Mais que faire en l’absence de l’expression certaine de la volonté du patient ? La polarisation sur la seule volonté du patient risque de nous faire oublier que cette volonté est ambivalente et fluctuante, qu’elle est tributaire du désir et du regard d’autrui et qu’il est donc nécessaire d’être protégé contre les regards et les avis dévalorisants et excluants. Par ailleurs, l’expression de la volonté du patient n’est pas le seul critère éthique : selon la déontologie, nous ne devons pas répondre à la volonté ou au désir de mourir par l’euthanasie mais par des soins adaptés.
5) Parce qu’il est devenu une cause, ce qui est dit de « Monsieur Vincent Lambert » est dit de toutes les personnes qui relèvent de situations analogues et qui seraient ainsi placées dans les mêmes catégories entrainant les mêmes décisions. C’est pourquoi l’UNAFTC (L’Union Nationale des Associations de Familles de Traumatisés crâniens et de Cérébrolésés) est partie prenante reconnue par le droit en raison de son rôle de défense des personnes en état pauci-relationnel ou en état d’éveil non-répondant. Comme le cas est devenu une cause, ce qui est dit de « Monsieur Vincent Lambert » est dit de ces personnes qui ont besoin de recevoir des soins adaptés dans des services spécialisés. Pourquoi « Monsieur Vincent Lambert » n’est-il pas soigné dans l’une de ces unités dédiées ? Parce que le transfert serait interprété comme une capitulation d’une certaine cause ?
6) Le médecin peut juger en sa conscience et selon une certaine compréhension du droit que l’état singulier de « Monsieur Vincent Lambert » relève de l’obstination déraisonnable mais, dans la situation présente, le geste qui mettrait actuellement fin à sa vie ne pourrait qu’être interprété comme un geste euthanasique provoquant le scandale dans une partie de la famille et auprès de beaucoup d’autres personnes, à commencer par les soignants qui veillent sur les patients en état pauci-relationnel ou en état d’éveil non répondant dans des unités spécialisées. Quel médecin voudra endosser la responsabilité d’un tel geste sans paraître inhumain en condamnant symboliquement avec lui beaucoup d’autres puisque « Monsieur Vincent Lambert », encore une fois, n’est pas en fin de vie et que plus de 1700 patients lui sont associés ? Quel médecin se limitant à sa tâche de médecin voudra assumer la singularité d’un cas qui n’en n’est plus un parce qu’il est devenu une cause ?
7) L’exposition médiatique conduit à des caricatures argumentatives qui sont déplorables. Dans certains médias, la transformation du cas en une cause conduit à polariser faussement le débat entre de mauvais catholiques traditionnels censés défendre la vie à tout prix et de bons progressistes – de préférence athées – censés défendre la volonté claire de « Monsieur Vincent Lambert ». Comment se laisser encore enfermer dans ces présentations caricaturales où les uns, au nom de leurs croyances, feraient souffrir un patient et les autres, au nom de leur idéal de liberté, feraient tout pour le délivrer ? Comment est-il possible de sortir de cette manière biaisée d’aborder les problèmes éthiques ? Le tragique de cette situation ne demande-t-il pas au moins un peu de raison et de décence ? […]